Alain Roussel a dirigé un beau "Cahier Jacques Abeille" que l'excellente revue Europe publie dans son numéro d'avril 2024 (merci à Jean-Baptiste Para !).
Au sommaire de cet ensemble, vous pourrez trouver :
Alain Roussel, "Les Pérégrinations oniriques de l'homme sans nom"
Sébastien Omont, "Un voyage sans fin"
Jean-Michel Devésa, "Entre effacement et 'petit supplément de rêves'
Pierre Vandrepote, "Portrait d'intérieur"
Arnaud Laimé, "Jacques Abeille, en toute discrétion"
Georges-Henri Morun, "Appâts contés"
et des inédits de Jacques Abeille,
ainsi qu'une photographie de Jacques par Sylvain Paré.
Je me permets, ici, de mettre en ligne le début de ma contribution, afin de vous inciter à vous reporter à la revue et à ce "Cahier J. A." fort bien agencé par Alain Roussel.
« tous ceux qui manquent d’imagination
se réfugient dans la réalité »
Jean-Luc Godard,
Adieu au langage (2014),
En janvier 2022, le dimanche 23, Jacques Abeille, l’immense écrivain Jacques Abeille, nous a quittés, à l’issue d’un long et pénible « effacement ». En recourant à ce terme j’assume le risque que mes lecteurs jugent que je verse dans l’inqualifiable, et qu’ils me prêtent ainsi au mieux une intempestive maladresse ou, au pire, une coupable complaisance envers la grossièreté et la brutalité de notre monde, contre le cours duquel tempêtait Abeille, avec des mots de poète et la froide et juste colère d’un insoumis véritable, celle d’un réfractaire définitif à l’ordre du temps, à sa logique mercantile et à ses simulacres, et au mode de vie qu’il induit, consumériste, et de surcroît substituant à l’expérience sensible et à l’intellection de pauvres « éléments de langage » réussissant malgré leur indigence à faire prendre au très grand nombre des vessies pour des lanternes. Or, si j’ai usé de ce mot, ce n’est ni par indélicatesse ni par relâchement de la pensée, mais bien parce qu’il m’a été inspiré par ce que je déchiffre des actes qu’Abeille a posés tout au long de son existence et notamment dans la dernière période de celle-ci, par la manière dont je lis son œuvre et, hélas, par ce que j’ai appris des conditions dans lesquelles il est parti. Aussi puis-je ici adosser mon propos à divers éléments opérant selon moi comme autant d’indices.
L’Effacement comme condition et incidence de l’écriture
Le recueil intitulé Fins de carrière (publié en 2015 aux Éditions in8, et se fermant sur une nouvelle, « Outre-Mémoire », dédiée au libraire Henri Martin, personnalité bordelaise fondateur de La Machine à lire, disparu en 2016) contient une autre composition (initialement rédigée en 1988), « Mon dernier récit IV », laquelle résonne à bien des égards en tant que métadiscours dévoilant le ressort de sa propre écriture, son personnage-narrateur accusé par un critique de plagier Gustav Meyrink, l’auteur du Golem, bien que détaché d’un « monde [littéraire] bien étroit et de bien peu de poids[1] » se sent « partagé entre des sentiments bien divers[2] ». Un intense effort d’élucidation[3] le conduit à repérer chez Meyrink un mécanisme de création affectant apparemment aussi l’élaboration et l’organisation de ses fictions :
Tout portait à croire que pour Gustav Meyrink la fécondité romanesque découlait de ce jeu de premières personnes, de ce narrateur supplémentaire introduit comme médiateur entre l’auteur et les signes que traçait sa plume. Ou encore, si je prenais les termes à rebours, le roman ne se développait que grâce au mouvement par lequel il rejetait son auteur, Gustav Meyrink lui-même, dans la fiction. Écrire était s’effacer et se dissoudre au profit de la réalité romanesque et les récits initiatiques de Meyrink, de fait, ne montraient pas autre chose que ce processus de dissolution du principal protagoniste d’entrée présenté comme le reflet de leur auteur[4].
Le protagoniste en est d’abord confondu :
Or, quant à moi, qu’il fût à la première ou à la troisième personne, jamais je n’étais parvenu à écrire directement un roman. Toujours j’avais éprouvé la cruelle et problématique nécessité d’intercaler entre le livre se faisant et moi qui le retraçais quelque anonyme et fictif narrateur qui en assumait la responsabilité ou, dirais-je désormais, s’exposait au choc en retour. En ce point, entre l’expressionniste de Prague et moi, la similitude était parfaite […][5].
Toutefois cette quasi mort de l’auteur se différencie de celle proclamée par le Roland Barthes du Degré zéro de l’écriture, et encore davantage de celle résultant de la façon dont Jean Ricardou envisage la production du texte, en ce que, pour sa narration « [il] ne procéd[ait] pas tout à fait comme [Meyrink] », attendu que si chez celui-ci « le dédoublement de narrateur n’occupait […] qu’une partie du chapitre initial » il était en fait « l’enjeu de tout le livre » chez son allégué plagiaire puisque lui « s’[y] accomplissait comme écrivant[6] »…
[1] Jacques Abeille, Fins de carrière, Paris, Éditions in8, 2015, p. 117.
[2] Jacques Abeille, Fins de carrière, op. cit., p. 117.
[3] Ibid., p. 126 : « Il avait fallu que je reprisse les trois romans à la suite et que mon examen se déroulât à la lumière de ma propre expérience de romancier pour que ce trait significatif se laissât déceler. »
[4] Ibid., p. 124-125.
[5] Ibid., p. 125.
[6] Ibid., p. 127."
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