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Aux barricades du désir, Victor Hugo



Chronique du Grand Arrière (10). Les femmes et les hommes qui, aujourd’hui me fréquentent un peu, lisent mes romans et nouvelles, suivent mes Chroniques du Grand Arrière, seront probablement étonnés d’apprendre que je suis loin, très loin, de mésestimer la qualité littéraire ainsi que la trajectoire de Victor Hugo, beaucoup en effet me prêtent un dédain que je n’ai pas à l’endroit d’un écrivain, au grand cœur et aux bons sentiments, lequel a fourni bien des poèmes aux classes des écoles du temps où l’on y pratiquait la récitation.

Je vous dois ici une confidence. C’est à Bangui, du temps où les trouffions, des opérations militaires qui avaient renversé l’empereur Bokassa en 1979 et porté secours au régime tchadien de Hissen Habré en 1983-1984, commençaient à être perçus par la population comme une troupe d’occupation, qu’avec Hugo j’ai entamé ma carrière universitaire. J’étais en poste à la faculté des lettres, au titre de la coopération française, après trois années passées en Algérie, au lycée Ibn Khaldoun de Biskra. J’avais quitté la France en septembre 1980, peu après la dernière Fête de l’Humanité où je suis allé et une dernière entrevue avec Hélène Rytmann qui m’avait reçu à la place de Louis Althusser, alors interné, en leur appartement de l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, et fourni une liste d’ouvrages à lire pour ne pas me retrouver à enseigner idiot du côté des oasis des Zibans, dont l’étude méticuleuse de Pierre Bourdieu Travail et travailleurs en Algérie que je conserve toujours dans ma bibliothèque.


J’avais vingt ans ou à peine plus, je n’aurais permis à personne de dire que c’était le plus bel âge de la vie, je découvrais le monde sa complexité et son âpreté, dans l’agitation l’alcool et une fringale d’épidermes d’échanges et de sensations, frénétiquement, comme pour exorciser les illusions perdues, celles nourries pendant la décennie précédente, où partis à l’assaut du ciel nous pensions que l’Internationale serait le genre humain.

Mais il me faut revenir à Victor Hugo et au compagnonnage noué avec lui ou, plutôt, avec la représentation que je me suis forgé de lui.


À Bangui, donc, à l’université où j’enseignais la littérature française, en 1985, un jour Martine Wenezoui, la directrice du département, m’a annoncé que ministre de l’enseignement supérieur et doyen désiraient que nous organisions une manifestation à la fois académique et diplomatique, sur le campus, à l’occasion du centenaire de la disparition de Victor Hugo, lequel était alors l’objet dans le monde francophone de multiples célébrations orchestrées par les autorités locales ou les services culturels de la France, et que je devais m’y coller, elle croyait que je m’en tirerais bien, parmi les collègues elle ne voyait que ma pomme pour présenter une synthèse acceptable de la vie et de l’œuvre de l’auteur de La Légende des siècles (1859) et des Misérables (1862), rien que cela, elle me faisait confiance, j’étais à même de torcher une conférence de trente à quarante-cinq minutes pas trop sirupeuse ni complaisante envers le patrimoine littéraire de la « Grande Nation ».

Cette demande, cette commande, a probablement déclenché ce que j’appelle, sans parvenir à me départir d’un soupçon d’ironie, ma carrière, laquelle d’une part m’a coûté en épreuves et combats et d’autre part a été conduite sans projet ni dessein professionnels véritables, attendu que la cause sociale a constamment surdéterminé mes choix et mes engagements dans l’existence, quitte parfois (n’étant pas un héritier) à me fourvoyer dans l’erreur les maladresses ou les faux pas. Elle a aussi, dans l’ordre du symbolique, et hasard objectif oblige, donné un sens rétrospectivement à l’acquisition quand j’étais au collège des dix-huit volumes, dont deux de dessins et lavis, de l’édition de 1967 des œuvres complètes de Victor Hugo, sous la direction de Jean Massin, laquelle a pris la poussière sur un rayonnage de la chambre que j’occupais chez ma mère, le week-end lorsque j’étais lycéen, et chaque fois qu’adulte je suis allé la voir.


De cet ensemble monumental je me souviens avec mélancolie, je l’avais par la suite aligné dans les parages de Balzac et Molière, dans la collection « L’Intégrale » au Seuil, à couverture toilée rouge, et à proximité de celle de Lénine de 1971, aux éditions du Progrès, et de l’œuvre poétique de Louis Aragon de 1974 au Livre club Diderot, des ouvrages tous acquis en prélevant sur mes maigres économies constituées en blanchissant des nuits et en besognes diverses et variées, à l’automne comme vendangeur et en qualité de répétiteur durant l’année scolaire. Ces livres aimés, qui ont veillé sur mon sommeil et mes rêves de jeune homme, j’ignore ce qu’ils sont advenus, je n’en ai pas hérité, je le regrette et en nourris du dépit, mais il arrive que les familles sécrètent en leur sein du fiel de la bile et des conflits dont on ne s’arrange jamais.


Indépendamment de ces tristes affaires qui marinent en moi pour vraisemblablement sourdre dans une fiction prochaine, j’en viens à ne pas écarter l’idée que ce « vieil Hugo tonnant de son exil » contre Napoléon le petit, ainsi que le chantait Jean Ferrat dans Ma France, cet Hugo indomptable auteur de L’Homme qui rit, un roman à cette heure trop peu lu et auquel j’ai songé quand j’ai campé dans une nouvelle la figure d’une éperdue Madame Gwynplaine, que cet Hugo figé dans ses reliures rehaussés de filets et fleurons dorés, a exercé une influence souterraine quant à mon parcours et mes pauvres interrogations relatives au rôle des intellectuels dans la révolution, et à l’articulation du politique et du culturel en vue de transformer les rapports sociaux dans lesquels nous sommes pris. Aussi n’est-il pas impossible que mon admiration pour les poètes combattants et ma passion pour les expériences artistiques sachant marier subversion politique et exigence formelle se soient affirmées, en partie à mon insu, dans la lignée de celui qui, aux abords de Jerimadeth, avait mis le bonnet rouge au dictionnaire, et sans lequel le surréalisme d’André Breton de René Crevel et de leurs amis eût manqué de quelques précieuses ressources. D’autant que l’ogre Hugo, amateur de chair et de table, jamais à Maglia n’a essayé de dissimuler ses désirs ni de les réfréner, cet élan irrépressible Serge Gainsbourg l’a mis en musique (en 1961) et Serge Reggiani l’a repris, en attendant qu’en 2009 mon ami Philippe Veillon et son groupe L’Arrière-cuisine électrisent ces vers ourlés d’un joyeux désespoir correspondant assez à la façon dont je vois désormais notre condition :


Vous êtes bien belle et je suis bien laid.

À vous la splendeur de rayons baignée ;

À moi la poussière, à moi l’araignée.

Vous êtes bien belle et je suis bien laid ;

Soyez la fenêtre et moi le volet.

Nous réglerons tout dans notre réduit.

Je protégerai ta vitre qui tremble ;

Nous serons heureux, nous serons ensemble ;

Nous réglerons tout dans notre réduit ;

Tu feras le jour, je ferai la nuit.


De surcroît, à l’analyse sensible des jeux de l’amour et de la mort, du présent et de ses fantômes, de la beauté et de son délitement, Hugo a dans ses textes manifesté une intelligence aiguë de ce que, dans la résistance à l’oppression à l’insupportable et à l’injustifiable, nous, les humains, pouvons et voulons au monde. Aussi le chef de file du romantisme français, après avoir largué les amarres monarchistes et légitimistes de sa jeunesse, a-t-il sur les barricades de l’esprit rejoint Gavroche et le peuple de Paris, condamnant leur misère et stigmatisant leur répression, il est ainsi devenu le porte-voix des sans-voix, l’imprécateur des Châtiments (1853) et le dénonciateur indigné et courroucé de L’Année terrible (1872). Voilà pourquoi, malgré son humanisme bonhomme et à la barbe fleurie, une multitude d’exploités et de laissés-pour-compte du Second Empire et de la IIIe République s’est reconnue en lui, avec ferveur, en témoigne la marée humaine qui a accompagné sa dépouille, cette journée d’obsèques non seulement signifiait que main à plume et main à charrue se valaient (comme Arthur Rimbaud l’avait proclamé en 1873 dans Une Saison en enfer) mais qu’il convenait de les réunir autour d’un même projet émancipateur. Alors que dans notre pays la jonction du mouvement populaire et social, des artistes et des intellectuels est, à l’exception de très courtes et fragiles périodes, une succession de rendez-vous manqués, on gagne à rapprocher les funérailles de Victor Hugo de celles de Jean-Paul Sartre, en avril 1980 : dans les deux cas, sont portées en terre une expérience, une nécessité et une utopie malheureusement défaite.





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1 Comment


Théo Ananissoh
Théo Ananissoh
Feb 23, 2022

Ce beau texte à propos de Victor Hugo t'explique bien !

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