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Avec Pascal Quignard, retour vers notre avant-monde

Dernière mise à jour : 15 nov. 2022


Mesdames, messieurs,


Ceux qui, comme moi, rompent le silence s’exposent au risque

de proférer sinon des propos futiles du moins de volatiles paroles,

et pas seulement parce que leur oralité ne les arriment pas suffisamment au concret,

à la différence de ce que nous écrivons,

car si la lettre précipite dans une forme tangible et transmissible ce que nous prononçons,

les mots et les phrases s’ils défaillent à dire exprimer analyser la réalité et son revers d’ombre, le réel,

ces mots et ces phrases ils sont peut-être aussi l’écran déformant qui dans l’ordre du symbolique nous maintient à distance de ce à quoi notre naissance nous a détachés,

en nous précipitant d’un milieu liquide à un autre, aérien,

par le souffle et la suffocation qui le menace, presqu’immédiatement.


Les mots et les phrases que nous articulons,

dans les langues qui sont les nôtres, celles de nos parents et celles que nous apprenons,

ces mots et ces phrases nous pouvons aussi les écrire,

je devrais dire : les rédiger,

parce que chaque fois que nous cantonnons la scription à une transcription,

écrire ne nous permet pas de saisir, et encore moins de circonscrire,

ce qui est en jeu dans notre rapport à l’étant,

et ce,

parce que nos langues qui toutes au mieux fournissent un mi-dit,

ces langues que nous pratiquons pour communiquer penser sentir exprimer discourir rêver,

elles nous vouent le plus souvent,

pour ne pas dire toujours,

dans leur usage prosaïque,

à manquer ce qui nous relie au foyer,

au trou noir producteur de matière,

ce nétant – ce néant et cet étant – ce nétant brassant indéfiniment, inexplicablement, le vivant et la mort.


Mais, avec Pascal Quignard, avec les grands écrivains, écrire n’est pas raconter,

c’est une opération de l’esprit,

qui à l’opposé de l’universel reportage,

induit,

pour ceux qui s’y livrent et pour ceux qui en lisent les réalisations, les œuvres,

elle induit donc cette opération

un retour poétique vers notre avant-monde,

chaudron primordial de l’existant en mouvement,

lequel emprunte au noir au bleu au féminin pour se manifester dans l’humide la soie et la chaleur du matriciel,

dans un silence qui n’est pas celui de la langue tue

mais celui de la nuit d’avant les mots et les phrases,

le silence de la ténèbre d’où par élan et avec élan les humains sont expulsés

quand du ventre de leur mère ils viennent au jour,

le silence de cette nuit utérine et cosmique,

du moins que j’appellerai ainsi, cosmique et utérine, cette nuit, faute de pouvoir mieux la désigner,

et d’où jaillit le cri du vivant.


Cette nuit n’est pas à confondre avec l’obscurité qui est sur le point de s’étendre de nouveau sur nous,

le crépuscule humain,

à l’échelle de notre monde je ne sais pas et il ne m’incombe pas ce soir de me glisser dans les habits de Cassandre,

je me contente ce soir, à la semblance de Pascal Quignard se penchant sur ce qui s’est joué à l’époque baroque, d’essayer de déchiffrer ce qui arrive,

je cite Quignard :

« Comment créer en période de guerres de religion ? Comment se concentrer dans le silence et dans la clôture de son âme lorsque tous les jours ouvrés sont plongés dans les cris et l’anomie ? Quand tous les instants du temps prétendument régulés sont contraints par la peur ? Quand toutes les nuits s’enfoncent sans remède dans l’appréhension, tous les rêves dans l’épouvante ? »


Le retour à la nuit, à l’obscurité, cependant, individuellement personnellement il est indiscutable que ce retour à la noirceur opaque nous est promis,

pour chacun d’entre nous,

aussi la lecture de Pascal Quignard m’apparaît-elle comme un puissant pharmakon à la sidération et à la cécité, à l’effroi et à la parésie.


Chacun de ses livres, et encore le dernier publié,

me confortent non seulement dans cette certitude

mais ils distillent en moi une petite voix, petite et si belle,

laquelle ne cesse de me susurrer que l’apparente tragédie de notre condition n’est en rien une catastrophe,

le noyau d’inquiétude qui souvent nous étreint parce qu’ouvrant sur l’inconnu majuscule, sur l’innommable,

pouvant féconder notre création,

à condition de faire silence, à la manière des musiciens,

puis de commencer une mesure à vide et de passer à l’attaca.

Voilà pourquoi, dans la nuit des humains, de petites et belles voix s’élèvent. Comme celle de Pascal Quignard qui, dans L’Amour la mer, module :

« Comment envisager l’art dans le chaos ? »


À cette question, je répondrai en adoptant le timbre de Quignard.

« Comment envisager l’art dans le chaos ? » Mais comme les « chasseurs » qui « les yeux grands ouverts attendent ce qu’ils ignorent ».

Et aussi comme Boutès, le seul héros qui s’offre à la musique,

la née de la mer et le mort dans la mer,

il est en effet celui qui se noie dans l’écume d’Aphrodite en réagissant à un appel de l’inconnu,

en dépassant le sexuel et le social.

Et en tressant deux musiques,

celle de la douleur profonde,

et celle qui invite à retrouver la mer ancienne qui n’était qu’oscillation dans la pénombre.


Je lis Quignard, je l’écoute et je l’entends.

Ses écrits et son phrasé.

Je lève les yeux aux nues et les repose sur le livre.

Qu’y a-t-il dans le désir de s’immerger de sauter dans la chose qui manque ?


Quand les peuples et les humains courent et se précipitent vers l’abîme où,

s’ils persévèrent dans leur empressement morbide,

ils se rompront le cou,

il est des artistes et des poètes,

et donc des écrivains,

pour entonner un chant faisant écho à celui que nous avons tous perdu.

Peut-être est-ce ainsi que nous pouvons et pourrons nous préparer à « faire bon accueil au plus bel instant du monde »,

c’est là probablement notre besogne,

celle à laquelle il nous faut consentir pour en quelque sorte plonger,

durablement,

dans l’amour,

malgré tout, et d’abord en dépit du monde,

et d’une société qui a « commencé à s’anéantir ».

Aussi, en visant précisément de nos yeux l’amour dans le ciel.

et si « l’amour c’est » [bien] « le contact »,

en fermant les yeux sur la nuit que nous portons en nous,

et en nous laissant toucher par la musique et la poésie d’une grande littérature,

alors nous dégagerons-nous de la « carapace » et de la « haine »

qui nous entravent et nous éloignent des marées perpétuelles :

« Ou le silence, ou la musique, ou l’ombre, ou l’amour réinstaurent le continu.

Ou la mer. Ou le rêve. Ou la nuit. Ou la Mort. »


Oui, décidément, oui,

Quignard s’avère savoir,

sans moi, sans nous, sans vous qui enseignez la littérature ainsi que je tente de le faire,

oui, Quignard s’avère soulever points et questions

qu’avec beaucoup d’autres, ici, je m’efforce de transmettre…


Mais il est temps que je me taise, je m’efface donc, pour que Pascal Quignard s’empare de la barre de Station-Ausone, un silence particulier va nous envelopper, peut-être que nous nous y blottirons, nous nous y loverons, dans ce silence, et ce temps durant lequel Quignard concentrera son énergie créative transfigurera ce lieu, d’ailleurs Station-Ausone n’est plus dans ses murs, nous ne sommes plus à Bordeaux mais sur la mer, toutes et tous argonautes, avec Boutès parmi nous.



Toutes les citations de Pascal Quignard sont tirées de son livre L'Amour la mer.

Ce texte a été lu le mercredi 9 novembre en guise de présentation de l'écrivain, lors d'"Un après-midi à Bordeaux" (dont je suis le directeur scientifique).


https://www.youtube.com/watch?v=izt1FV7z_aQ




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1 Comment


Ponticq Michèle
Ponticq Michèle
Nov 10, 2022

L'océanique partagé.. Merci des mots pour en dire ..

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