Chronique du Grand Arrière (1). C’est un chagrin d’amour, le plus violent de tous ceux qu’il m’a fallu affronter et surmonter, lequel durant neuf mois m’a contraint à une camisole chimique, euphorisants au lever anxiolytiques le midi et somnifère au coucher, avec l’idée chevillée à mon désarroi de feindre au quotidien que tout allait bien et que je me portais comme un charme, alors que j’étais perdu au milieu d’un champ de ruines, celles du monde que je m’étais imaginé avoir bâti au diapason de mes rêves, bouffi par les médicaments et l’alcool je continuais d’enseigner, ressassant ma douleur et mon amertume.
La déroute sentimentale s’ajoutait à l’échec d’un projet auquel j’avais travaillé, bénévolement, pendant plus de deux ans, la conception et l’organisation d’une rétrospective de l’œuvre du peintre et photographe Pierre Molinier. Ma récusation en tant que commissaire d’exposition par les autorités municipales avait conduit des interlocuteurs de la place et de mon université à en profiter, j’avais fort mal vécu ces attitudes équivoques. Bref, l’été 2003, j’étais plutôt mal en point. Il n’est pas impossible que ce soit cette débandade affective et personnelle qui m’ait accouché à l’écriture. J’en avais nourri le désir depuis ma jeunesse estudiantine et militante mais, d’une décennie à l’autre, j’avais eu la sagesse de détruire les quelques feuillets qui en avaient résulté, des poèmes et de la prose, compulsivement agencés, suintant le pathos et le ridicule.
C’est en ces moments difficiles, en juillet ou août, je ne me souviens plus de la date exacte de ce dîner, que de passage à Montparnasse j’ai convié Judith Brouste à partager ma table, dans une brasserie que j’ai pris l’habitude de fréquenter, par défi et provocation, et au prix de sacrifices financiers répartis sur les semaines suivantes, quand à partir de 1976 pour des raisons politiques avec des camarades ou tout seul je montais à Paris pour contribuer, croyais-je avec mes amis, à l’avènement de lendemains radieux, et que pour ce faire je sollicitais l’hospitalité rue Delambre, dans un appartement qu’une des nôtres, du cercle de la Sorbonne, occupait dans un joyeux et chaleureux bazar.
Mais c’est assez digresser, il me faut ici revenir à ce que Judith m’a apporté le soir où, ayant percé ma douleur, j’ai eu la force de tomber le masque et de lui avouer combien j’étais malheureux. En m’encourageant à ne pas me complaire dans le marasme elle a su, en m’invitant à écrire ma déroute et non pas à la raconter, enclencher le processus de sublimation qui sur un tout petit campus texan au premier semestre 2005 a donné forme au brouillon de mon premier livre. Si d’autres écrivains, Nelly Arcan Pierre Bourgeade Jacques Henric Georges Sebbag, m’ont incité à poursuivre dans cette voie, c’est Judith Brouste, et elle seule, qui a suscité le déclic dont j’avais besoin.
À plusieurs reprises, j’ai exprimé ma gratitude à son endroit, aujourd’hui je veux la réitérer à ce micro, à l’occasion de la première édition de ce qui, au fil des quinzaines, constituera un ensemble de chroniques, celles de mon Grand Arrière. D’autant que Judith Brouste vient de publier un roman qui n’est dans aucune sélection en vue d’un quelconque prix, un roman intelligent et beau, terriblement humain, qui mérite mieux qu’un succès d’estime, un roman que j’ai lu d’une traite et qui m’a conforté dans la certitude d’avoir une nuit de dérive à Paris contracté une dette envers elle : sans Judith Brouste, en effet, je ne serais pas devenu écrivain.
Lecture :
Judith Brouste, Un crime a été commis rue Malebranche, Paris, Exils, 2021, p. 107-108.
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