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Collectivement, dire ou faire, dire et faire, comment s’allier sans s’atomiser…



Chronique du Grand Arrière (12). Dans une lettre à Marcel Cachin publiée dans L’Humanité du 18 juillet 1922, Anatole France écrit : « On croit mourir pour la patrie on meurt pour des industriels. » La formule est célèbre, aujourd’hui elle revêt peut-être même une portée encore plus tragique que lorsqu’elle a été élaborée : à l’heure où je parle dans ce micro, en effet, on croit mourir pour le Donbass ou pour Marioupol, et il est probable qu’on meure en défendant en réalité les intérêts des puissances capitalistes et impérialistes qui rivalisent et s’affrontent pour le contrôle notamment du gaz et du pétrole : en Europe et comme partout dans ce monde globalisé, on en est exactement comme avant 1917 lorsque les impérialismes d’alors n’hésitaient nullement à précipiter les peuples dans la boucherie et les tueries pour accroître leurs profits et leurs zones d’influence. Si ma génération a pu croire, à la suite de Michel Foucault, que la politique était la continuation de la guerre par d’autres moyens, et non l’inverse, la dissuasion nucléaire voulue par la logique des blocs et l’équilibre de la terreur diminuant dans les faits les risques dans cette partie de la planète d’une confrontation majeure, apocalyptique, au sens courant du terme, c’est-à-dire susceptible de vouer des pans entiers du globe à la vitrification, force est de constater que la guerre en Ukraine, en raison de ce qui l’a provoquée et en fonction de ce qu’elle implique sur l’échiquier international, nous ramène à l’observation initiale de Clausewitz : « La guerre n’est qu’un prolongement de la politique par d’autres moyens ».


Il y aura des esprits soi-disant forts pour me faire observer que je découvre la lune et me tancer sans ménagement, m’invitant à ne plus me nourrir d’illusion quant aux effets pervers des idéologies lesquelles, quand elles sont nationalistes conservatrices réactionnaires, a fortiori teintées de religiosité, nous font prendre des vessies pour des lanternes, et plusieurs de ces si lucides contempteurs ne manqueront pas de me faire la leçon en me renvoyant à la recommandation du regretté Georges Brassens, pour des idées, s’il faut mourir, d’accord, mais uniquement de mort lente... Ils énonceront leur satire comme si, eux, par leur savoir leur clairvoyance et leur expérience, ils étaient à l’abri de pareille errance, détenant une infaillible boussole politique et critique les préservant à jamais de ces types d’égarement, en l’occurrence l’embrigadement sous une bannière conduisant à se sacrifier pour une cause à laquelle on est étranger et, dans mon cas, une candeur témoignant en creux de l’immense chemin qu’il me reste à parcourir pour atteindre la claire compréhension de l’Histoire et des rapports de force qui la travaillent. Et, pour en finir avec ma pauvre naïveté, ces grands et très perspicaces stratèges endosseront les habits fripés des révolutionnaires professionnels reconvertis en professionnels de la politique pour me conseiller, avec condescendance, de me reprendre. Allez, Jean-Michel, cessez de ratiociner, voyons, Jean-Michel, c’est la covid, Jean-Michel, vous n’êtes pourtant plus un enfant, Jean-Michel, consentez à considérer enfin sérieusement vos rêves, bref encore un effort pour être conséquent…


J’interromps ici mon persiflage et termine de me mettre en scène, il me semble que nous avons suffisamment plaisanté (ce qui en soi n’est pas du tout scandaleux), simplement, il est désormais temps que j’abatte mon jeu.


En fait, cette chanson, pardon, cette rengaine, qui fait que, dans la réflexion le débat et la discussion, il y en a toujours un, ou une, qu’il s’agisse d’une personne d’un groupe d’un courant d’une organisation ou d’une fraction de celle-ci, il y en a donc toujours un pour s’ériger en seul et unique détenteur de la vérité, de la connaissance, de la méthode à appliquer et de la définition des objectifs à atteindre. Je vais en défriser plus d’un, parmi mes auditeurs, mais j’estime que ce calamiteux travers est consubstantiel au mouvement ouvrier, ainsi qu’en témoignent par exemple la déplorable scission entre partisans de Marx et de Bakounine à l’intérieur de la Première Internationale et la fâcheuse (parce que dogmatique) brochure d’Engels publiée en 1880, Socialisme scientifique et socialisme utopique, laquelle sous couvert d’efficacité recourt pour disqualifier par exemple Fourier au mirage de la science et à l’autorité que celle-ci est supposée conférer à celles et ceux qui s’en revendiquent.


Mes amis, n’ayez crainte, je ne cède pas à la posture ni ne m’imagine plus intelligent que le vieil Engels, la volée de bois vert que je lui distribue, je ne doute en aucune façon d’y avoir droit, moi aussi, sa bévue son erreur et sa faiblesse, ce sont les miennes, comme Engels et comme nous toutes et tous, j’oublie trop souvent qu’en dépit de toutes les prudences et précautions dont nous nous entourons nous n’échappons jamais à l’idéologie, non pas aux idéologies que nous jugeons erronées (parfois à juste titre) et que nous brocardons en jubilant, mais à ce « rapport imaginaire des individus à leurs conditions d’existence réelles », et que nous avons tendance à regarder la théorie comme un fétiche. Je ne vous étonnerai donc qu’à moitié en vous confiant que ces derniers mois des lectures, ou plus intéressant encore des relectures, entreprises crayon en main dans le cadre de mes activités professionnelles et en vue de l’écriture de mon prochain roman m’ont passablement ébranlé, m’incitant à interroger ma trajectoire et mon itinéraire de sorte que je saisisse mieux comment les choix à l’échelle personnelle et collective que j’ai effectués depuis mes quinze ans ont été arrêtés et déterminés non pas en raison, comme j’avais l’habitude jusqu’à maintenant de les expliquer, mais largement par transfert et affleurement dans la sphère consciente de ce qui, inconsciemment, m’agit et qui a partie liée avec le désir et son revers de nuit…


Ces remarques que je viens de broder m’inclinent en cette période si peu favorable aux lendemains qui chantent (parce qu’elle s’accompagne en plus de la globalisation de la dévastation de l’environnement, de l’épuisement psychique de beaucoup d’entre nous et de l’écroulement des croyances collectives héritées du passé, y compris des utopies émancipatrices forgées pendant la révolution industrielle du XIXe siècle et de leurs multiples variantes socialistes communistes et libertaires), par conséquent, en cette conjoncture objectivement propice au découragement, n’en déplaise à Staline nous ne sommes pas taillés dans une autre étoffe que les autres, les observations que je livre à ce micro me poussent à vous engager, comme moi-même j’entends m’y employer, à privilégier le faire sur le dire : ne cherchons pas le programme ni la structure avec lesquels nous serons en osmose parfaite, acceptons que des points de vue et des opinions nous séparent et nous différencient, n’essayons pas de les aplanir ni de les réduire par d’interminables et délétères disputes, au contraire assumons-les sans les ignorer ni les minimiser, n’ayons pas peur de nous rassembler dans nos singularités autour d’actions et de solidarités dont l’urgence s’impose à nous, l’autre monde auquel nous aspirons, ce monde autre s’efforçant de déjouer les dominations et l’exploitation, nous n’en dessinerons pas les contours en les spéculant, nous en fonderons et tracerons le projet en actes, dans nos luttes, nos créations, nos rires, nos amitiés et nos amours, en nous gardant d’adhérer aux recettes d’un quelconque « sauveur », que celui-ci soit en l’espèce un individu une école une vision conçue comme un système. À l’adhésion qui englue et enlise, parce qu’elle nous fait coller à la ligne à la figure à la voie que d’autres élaborent ou ont élaborées à notre place, et qu’elle nous emprisonne dans une logique d’appareil, à l’adhésion qui finit par décimer et réprimer, à l’adhésion qui rime avec l’exclusion, substituons les ressources inépuisables de l’incomplétude, cultivons notre aptitude à répondre aux sollicitations même les plus déroutantes du réel et de la réalité. Je parie volontiers que cette attitude visant à unir et à allier les énergies et les sensibilités au lieu de les exacerber accroîtra le besoin en chacune et en chacun de lire et d’étudier, d’analyser et de discerner le latent sous le manifeste et l’apparent, de transformer les « objets donnés » du vécu en « objets de pensée » et de transmuer la nécessaire émotion en levier pour changer l’existence… Comment, mes amis, voilà que vous murmurez, dubitatifs, considéreriez-vous que je me complais dans l’utopie ? Je vous le concède, vous n’avez pas tort. Veuillez cependant ne pas écarter qu’il arrive, quand décidément trop c’est trop, comme à Paris en 1789 et en 1871, et comme à Saint-Petersbourg en un octobre qui était un début novembre sur la façade atlantique du continent euroasiatique, que des utopies parmi les plus folles deviennent des forces matérielles, il faut juste que les masses s’en emparent, or de cela aucun état-major ni avant-garde n’en décide à l’avance : c’est vraiment réjouissant.




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