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Photo du rédacteurjmdevesa

De quelle ignominie les couleurs peuvent-elles être le nom ?


À propos du Clown Chocolat. Dans ma famille maternelle, pour couper court à une conversation sur le point de tourner à la chicane, les aînés, mon grand-oncle, le grand argentier du clan malgré les horions dont on l’accablait parce qu’à la fin du régiment il avait troqué la truelle du maçon pour le feutre la chemise et la cravate en soie du maquereau et du danseur mondain, mais comme l’argent n’a pas d’odeur, lorsque pour le loyer ou le garde-manger, du flouss des picaillons, il en manquait à l’un ou l’autre de ses contempteurs, une conscience et une mémoire trouées permettaient de ravaler les principes qu’on avait auparavant agités pour le discréditer, en l’espèce ce n’était pas se contredire, simplement un peu de jugeote interdisait de cultiver une quelconque fierté mal placée, on n’avait pas les moyens d’un luxe pareil, bénéficier de ses biftons et secours exigeait de modérer ses propos, nécessité faisant loi on y consentait toujours, quant à l’intéressé, magnanime, il feignait de n’avoir rien entendu.


Cet homme prétendant par ailleurs parler peu mais bien et sa sœur cadette, en l’occurrence ma grand-mère, laquelle m’a élevé, ils avaient donc l’habitude de clouer le bec de leurs contradicteurs parents voisins et connaissances par un péremptoire Les goûts et les couleurs, cela ne se discute pas, et les jeunes, mes cousins, des coquelets tout en ergots et en baratin, la mèche sur le front crantée et gominée à la Elvis, ils leur emboîtaient volontiers le train à ces aînés, imitant jusqu’à leur diction et leur mimique, toi, l’innocent, écoute-moi bien, les goûts et les couleurs cela ne se discute pas, tu m’as compris, ne m’oblige pas à me répéter, ils avaient alors mes cousins le sentiment d’avoir triomphé des erreurs monumentales colportées par des copains peu aidés par la nature pour être capables de regarder le monde les yeux ouverts et aussi d’être venus à bout des énormités prônées par les filles de leur entourage un peu trop enclines à jouer les vedettes de cinéma au lieu de songer au trousseau et à la meilleure façon de s’attacher un mari.


Le chemin que je me suis appliqué à suivre m’a tenu à distance de ces outrances et surtout de ce qu’elles impliquaient dans la relation aux autres, je subodore en effet que le relativisme apparemment affiché de la tournure utilisée par les miens n’avait rien d’innocent, les gouts et les couleurs, pour eux ce n’était pas une formule vide, la banalité de celle-ci était en réalité d’une part travaillée par les connotations qu’ils attachaient aux couleurs, ce qui les conduisait à ne jamais vouloir être chocolat, parce que se faire avoir, être grugé trompé, voilà qui équivalait à être baisé, soit le comble du malheur ; et d’autre part, leur truisme se nourrissait d’infâmes sous-entendus et aboutissait à une désolante classification des individus en deux catégories, les blancs et les colorés, les uns constituant la référence et la norme, tandis que les autres s’en écartaient selon une gradation ignoble, du très clair au plus foncé, tous marqués, du vert olive au caramel crème et café au lait, du miel au tabac bronze et noir, bref tous typés, pour reprendre un euphémisme assassin, alors que nous nous ne l’étions pas, typés ni assassins…


M’étant construit contre ces préjugés racistes, j’ai très tôt milité pour une société sans classe ni état, exempte de toute exploitation et discrimination. Cette utopie, d’aucuns en ricaneront, je continue de la chérir, persuadé que c’est en partie grâce à elle qu’aujourd’hui encore, en dépit des vents identitaires qui soufflent partout, je me garde de caractériser les humains à partir de leur épiderme et pigmentation. J’ai forgé cette conviction dans l’étude et la réflexion, les rencontres et les voyages, la camaraderie et l’internationalisme ; je sais aussi qu’elle a eu, cette conviction, pour terreau le rejet des assignations réductrices de mes proches, déboussolés que je ne leur ressemble pas, n’étais-je pas de leur sang, or plus j’entendais leurs divagations et plus je me sentais étranger à leurs misérables colères et à leurs certitudes.


L’histoire personnelle que je viens de brosser à gros traits explique mon incapacité à nommer Rafael Padilla autrement que par le nom figurant sur l’acte d’inhumation. Si je m’interdis d’employer celui qu’ont retenu les théâtres et établissements où il s’est produit de 1886 à 1910, lequel puisait à l’imaginaire ayant plus tard modelé la représentation du tirailleur sénégalais qui, pour beaucoup d’entre nous, a orné les paquets de la poudre chocolatée bue dans notre enfance, si je m’abstiens de prononcer ce nom c’est parce que je perçois sa portée exacte, à savoir le redoublement dans la langue d’une mise en scène perverse,- parce destinée à déclencher les rires de l’assistance -, de la domination des esclaves africains et afro-descendants par leurs maîtres européens américains et créoles, et au moment de son association avec le Britannique George Footit le succès de leur numéro ne résidait-il pas dans le spectacle d’un Auguste maltraité par un clown blanc, farce à mon sens des plus cruelles, insupportable, odieuse, l’ancien esclave rejouant sur les planches et sous les applaudissements l’oppression dont depuis sa naissance il était victime dans la Cité…





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