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Des trains de l’avenir et de celui de la mémoire.

Dernière mise à jour : 5 févr. 2022



Chronique du Grand Arrière (8). Dans l’histoire du capitalisme industriel et dans celle tragique du XXe siècle, le développement du rail a joué un rôle essentiel : sans machine à vapeur pas de révolution industrielle laquelle implique du point de vue du capital une circulation élargie des marchandises et des individus, en vue de l’extraction et de la réalisation de la plus-value ; cette nécessité de réduire le temps de transport des biens et des personnes n’interdit pas à trois générations de militants, du moins à ceux se réclamant d’Octobre 1917, d’espérer monter dans le train blindé de la révolution ; et, aux heures les plus noires du continent européen, c’est en de sinistres convois de wagons plombés que le IIIe Reich a déporté des millions de juifs de tziganes de résistants vers les camps de la mort.

Et puis, bien sûr, il y a pour chacun d’entre nous la part d’affects investie dans ce moyen de locomotion. Je n’y échappe pas. Lorsque j’emprunte le T.E.R. qui me conduit à Limoges, je songe aux années 1976-1978 quand pour rejoindre ma compagne d’alors, une camarade, naturellement, j’effectuais le trajet par le turbotrain reliant Bordeaux à Lyon, lequel a disparu en 2004. Pendant le trajet j’ai souvent en tête la complainte « Le Train en partance pour Diborowska » enregistrée par Catherine Ribeiro sur l’album « Âme debout », que m’avait fait connaître en 1973 une autre jeune femme dont j’avais été maladroitement amoureux, et qui n’est plus, depuis longtemps, et que je ne suis pas prêt d’oublier, encore cette semaine j’ai tendrement pensé à elle, en achetant chez la fleuriste de mon quartier un bouquet de mimosa, association oblige, puisque pour toutes celles et tous ceux qui ont connu Michèle et François, le frère aîné, un ancien de la Ligue, puis guitariste du groupe de rock Art 314, tous deux beaucoup trop tôt disparus, nous chérissons et fêtons sous le sobriquet de Mimosa leur jeune sœur laquelle est toujours fort heureusement parmi nous, oh, de grâce, ne riez pas, ne me raillez pas, ne vous moquez pas trop méchamment de moi, ne croyez pas que je baisse et que sous l’effet de l’âge et de la mélancolie je me laisse aller à un sentimentalisme de mauvais aloi, en vous entretenant ainsi de mes émois passés et de ce que me suscite l’évocation de certaines fleurs, dois-je vous rappeler que pour nos aînés l’idéal auquel ils se consacraient équivalait au pain et aux roses du partage et de l’amitié ?


Quoi qu’il en soit, dans ma caboche, résonne le timbre de Ribeiro, « en partance pour l’éternité », la mienne en tous les cas, parce qu’« ils sont deux, maintenant, séparés / par le temps et des kilomètres », car si « [e]lle est restée sur le quai muette / Lui s'est endormi un livre ouvert / Sur ses genoux en toile de fibranne / Elle a sorti son mouchoir de lin / Pour un dernier signe de tendresse / Lui a rabattu machinalement / Le bord de son chapeau sur ses yeux », et que désormais il convient de réprimer mes larmes, ma jeunesse étant enfuie, et quoique décomposée cette amour stellaire continuant comme tous mes spectres familiers d’embraser mes rêves et mon imagination, oui, chère Catherine Ribeiro, maintenant, vous les remettez bien, n’est-ce pas, vous que nous avons reçue un peu plus tard, il est vrai, pour un concert de soutien à l’Amphi A 700 de la fac de lettres, vous vous souvenez, « [i]ls se sont aimés un certain temps », n’est-ce pas, « [t]out le temps où ils se sont aimés / Elle était ouvrière en usine / Lui, chef d'un état imaginaire », comment, Catherine, vous hésitez, vous craignez de confondre, vous dites qu’à cette époque ils étaient des milliers à prendre le train pour Diborowska, vous avez raison, Catherine, je ne compte pas parmi vos proches, et ma trajectoire n’a rien d’exceptionnel, j’en suis le premier convaincu, et j’en souffre, en particulier chaque fois que je me remémore le chemin parcouru et qu’il m’apparaît pour ce qu’il a été, une suite de rendez-vous manqués, étant né trop tard pour être des expériences et des tentatives qui depuis mes quinze ans m’exaltent, ou n’ayant pas su être là où cela se passait faute d’avoir rencontré les bons interlocuteurs, ceux qui auraient pu m’accompagner dans ces combats. S’il en avait été autrement, si je n’avais pas si souvent raté la rame susceptible de me conduire au cœur battant du monde, je pesterais probablement moins contre la vieillesse qui vient, et peut-être n’en serais-je pas à romancer, c’est-à-dire à revisiter les lignes désaffectées de l’histoire, voyageur inconsolé et inconsolable d’un train fantôme, aussi problématique que celui des interludes télévisés de mon enfance.

La rage souveraine que l’on peut éprouver lorsqu’on saisit que c’est « plié », que le rapport de forces ne permet pas de modifier quoi que ce soit dans l’ordre du monde, que celui-ci a même changé au détriment du peuple et de ses possibilités de s’emparer des leviers du pouvoir qui l’oppresse afin de les détruire, que le train des transformations révolutionnaires n’est pas parti et que l’on restera les bras ballants sur le quai où on l’attendait fébrilement, c’est l’écrivain Mathieu Riboulet (décédé récemment) qui l’a le mieux exprimé, dans son livre Entre les deux il n’y a rien (Verdier, 2015), ouvrage dont je recommande la lecture à toutes celles et tous ceux qui dans et pour l’action politique recherchent autre chose qu’un commode et dérisoire catéchisme.




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