Intervention (relue et remaniée) présentée au colloque « Questions de visibilité : la littérature féminine au XXIe siècle » organisé par le PEN CLUB France, le 7 janvier 2022. Merci à Linda Maria Barros de m’avoir invité à participer à cette rencontre pour évoquer d’une part comment un sujet masculin peut concevoir et apporter son soutien à la cause des femmes, et d’autre part afin de préciser brièvement ma position à l’endroit de ce que j’appelle le « vent d’ouest » du féminisme. J’accorde d’autant plus de prix à cette invitation que nous traversons une période où, notamment dans les milieux universitaires, intellectuels et culturels, la discussion prend un tour polémique et excluant chaque fois qu’il s’agit d’aborder la sexualité humaine ; nos orientations sexuelles ; notre appartenance générique ; la domination dont les femmes sont l’objet dans la société patriarcale ; les discriminations qui frappent les autres minorités ayant trait à la sexualité et au genre. Certaines voix posent en effet comme préalable à l’échange et au débat le fait d’être légitime, l’interrogation visant à déterminer de quel lieu on parle verse alors dans l’interpellation et parfois l’intimidation.
Cela étant posé, je n’entends pas parler à la place de quiconque. Je ne prétendrai pas davantage détenir la vérité. Aussi est-ce moins un discours que je tiendrai qu’une parole que je profèrerai, et une parole à valeur de témoignage. Je me contenterai donc de m’exprimer en me référant à mon itinéraire et à mon vécu, et aux interrogations qui les balisent depuis mes jeunes années, jeunes années que je circonscrirai à la décennie 1970. Et ce, dans l’affirmation d’une triple volonté : celle de m’inscrire dans un devenir humain ; celle d’assumer la bisexualité psychique dont Freud affirme qu’elle concerne tous les sujets ; celle de participer à l’émancipation générale de ceux-ci.
Depuis les années 1970, je m’efforce d’être objectivement solidaire de la lutte des femmes pour l’égalité des droits, la libre disposition de leur corps, la fin de l’oppression patriarcale.
En France, cette lutte a connu un essor nouveau au lendemain de mai-juin 1968, la fondation du MLF (Mouvement de libération des femmes, 1968-1971) et du MLAC (Mouvement pour la libération de l’avortement et de la contraception, avril 1973) pouvant en la matière servir de repères. Je ne reviendrai pas sur les propos de beaucoup de militantes féministes qui ont eu l’occasion de souligner qu’en mai-juin 1968, au plus fort des « événements », les femmes avaient été loin d’occuper le devant de la scène dans les assemblées générales. Néanmoins, il ne me semble pas exagéré, je ne crois pas réécrire l’Histoire, en estimant que ce puissant mouvement des femmes a été rendu possible par l’action du Planing Familial et la réflexion de « pionnières » comme Simone de Beauvoir dont Le Deuxième Sexe, en 1949, a jeté les bases d’un réexamen en profondeur des relations entre femmes et hommes.
Les militantes féministes de ces années 1970 ont eu à imposer (dans le mouvement social ; dans les organisations syndicales et politiques mixtes auxquelles pour certaines elles appartenaient ; au sein de « l’opinion » de la gauche et de l’extrême gauche) la nécessité de l’autonomie de leur lutte : la lutte des femmes devant être menée par les femmes et dirigée par elles. Cette revendication qui a suscité des résistances, il est vrai, l’a emporté. Il me semble que, si elle est devenue assez facilement réalité, c’est parce qu’elle n’empêchait en rien le soutien des autres composantes du mouvement de contestation de l’ordre établi ni celui des sujets masculins qui en étaient partie prenante.
Le courant politique auquel j’appartenais considérait que la lutte des femmes convergeait avec d’autres causes, jugeant que les femmes se heurtaient, comme les autres, à des structures capitalistes qui, si elles n’étaient pas à l’origine du patriarcat, l’avaient actualisé. Dans la vision de la lutte qui était la nôtre et pour ce qui était de notre appréhension du féminisme (quand je dis « nous », j’ai en tête les femmes et les hommes relevant de toute une gauche et une extrême gauche marxiste et libertaire), un féminisme conséquent, radical, distinct d’un féminisme bourgeois qui, à nos yeux, ne s’attaquait qu’aux superstructures, ne pouvait être qu’anticapitaliste. Ce raisonnement découlait de notre mode de penser le monde lequel nous incitait à discerner dans une formation économique la contradiction principale (opposant le capital au travail) des contradictions secondaires. Ce qui avait pour conséquence de considérer que le peuple aussi était travaillé par des contradictions et qu’il nous incombait d’œuvrer à les surmonter, voire à les résoudre, tâche qui nous paraissait à notre portée à condition de ne jamais occulter que la lutte des classes était le moteur de l’Histoire ; et qu’il était possible et souhaitable d’articuler les différents combats « sectoriels » de manière à constituer un large « front », un front uni des exploités, des opprimés, des dominés, tant à l’échelle nationale qu’internationale.
Je suis enclin à croire que, pour les figures du féminisme d’aujourd’hui (la « troisième vague » du féminisme ; les championnes et champions des revendications de genre et du courant queer ; à bien des égards, le mouvement LGBTQI+), ce que je viens d’énoncer relève (au mieux) du mandarin et (au pire) d’une approche hétéronormée… Pour ma part, ces trois ou quatre dernières années, lors de manifestations de rue un peu plus « offensives » que d’autres, il m’a semblé reconnaître quelques réminiscences de ces thèses politiques des années 1970 dans des slogans peints sur des façades ou des vitrines. Je songe par exemple à celui-ci sur une succursale de banque : « Le féminisme sans lutte de classes c’est du développement personnel. »
J’ajouterai par ailleurs qu’il est décisif de resituer mes (modestes) souvenirs dans le climat de ces années 1970, celui d’une joyeuse libération des mœurs, de l’exaltation du désir et du plaisir, pour toutes et tous, en rupture avec une pudibonderie et un moralisme dont on peut se faire une idée en écoutant les chansons de Georges Brassens et de Léo Ferré ; ou en ayant en tête ce que De Gaulle aurait confié à Alain Peyrefitte en 1965 au sujet de la pilule contraceptive (« La pilule ? Jamais […] On ne peut pas réduite la femme à une machine à faire l’amour […] Si on tolère la pilule, on ne tiendra plus rien ! Le sexe va tout envahir ! […] C’est bien de favoriser l’émancipation des femmes, mais il ne faut pas pousser à leur dissipation […] Introduire la pilule, c’est préférer quelques satisfactions immédiates à des bienfaits à long terme ! Nous n’allons pas sacrifier la France à la bagatelle ! »).
Pour donner crédit à mon hypothèse, je mentionnerai en outre trois éléments factuels aisément vérifiables : en 1966, le 22 novembre, est diffusée à Strasbourg une déclaration (situationniste) désormais célèbre intitulée De la misère en milieu étudiant considérée sous ses aspects économique, politique, psychologique, sexuel et notamment intellectuel, et de quelques moyens pour y remédier [c’est moi, J.-M. D., qui souligne], dans laquelle on lit une formule destinée à la postérité : « Vivre sans temps mort, jouir sans entraves » ; au printemps 1967, éclate le mouvement des résidences universitaires dont l’objectif est que les étudiantes aient le droit d’accueillir des étudiants dans leurs chambres ; en janvier 1968, lors d’une altercation avec le ministre François Missoffe, Daniel Cohn-Bendit déclare : « Monsieur le ministre, j’ai lu votre Livre blanc sur la jeunesse. En 300 pages, il n’y a pas un seul mot sur les problèmes sexuels des jeunes ! » [c’est moi, J.-M. D., qui souligne].
Cette atmosphère d’affranchissement du puritanisme n’est pas celle qui prévaut dans la France de 2022. Force est de constater que la sensibilité qui informe nos discours et nos comportements emprunte bien des caractéristiques à celles des campus et de la société étatsunienne. À « sexe », « sexualité », « liberté sexuelle », « libération et révolution sexuelle », s’est substitué un autre signifiant-maître, celui de genre, ce qui est « logique » puisque, selon ces vues, à la naissance nous est assigné un sexe et, avec lui, un genre qu’il faut déconstruire, pour nous épanouir et nous départir des stéréotypes et des assujettissements. Ces conceptions sont maintenant dominantes dans les media et à l’université.
Ce à quoi nous assistons, pardon, ce dans quoi nous sommes pris n’est pas un effet de mode ni un épiphénomène avec lequel et contre lequel il suffirait de s’arranger en faisant le dos rond jusqu’à ce que tourne la roue des idées.
Je suis partisan de reprendre au moins deux des remarques avancées au printemps 2021 par mon collègue Éric Mary dans son monumental essai Le Sexe des modernes, Pensée du neutre et théorie du genre (Seuil) :
-« nous passons ou sommes déjà passés d’une société fondée sur la Loi) une société de la norme » ;
-nous assistons à « l’émergence d’une nouvelle morale dominante, qui émane – ultime paradoxe – de l’activisme LGBT dans ses plus récentes versions : surveiller et punir ».
Ces deux reprises me conduisent à formuler quatre conclusions provisoires :
-le « vent d’ouest » qui souffle et qui emporte presque tout sur son passage est une psycho-sociologie adossée à la philosophie analytique ;
-son succès ne résulte pas du seul commerce des idées mais des changements de structure qui affectent les sociétés occidentales et la planète globalisée, sous l’aiguillon de la technique, laquelle autorise le capital totalement triomphant (après la chute du mur de Berlin et l’implosion de l’Union soviétique) à asseoir son emprise par une économie distributive et une duplication fébrile des images (il conviendrait en ce domaine de prendre au sérieux le livre d’Annie Le Brun et de Juri Armanda, Ceci tuera cela, Image, regard et capital, Stock, 2021) ;
-l’agencement idéologique et théorique combinant le marxisme et la psychanalyse, hégémonique dans les années 1970, a plus longtemps et mieux résisté en France ; il n’empêche qu’il est maintenant submergé (l’École n’étant plus l’appareil idéologique dominant, elle a été remplacée par un dispositif media-réseaux sociaux) ;
-l’ironie de l’Histoire est que cette « liquidation » de Marx et de Freud a été rendue possible par la perception et la réception de la pensée française, de la French Theory, par les campus nord-américains, et aussi par ses propres ambiguïtés (je pense, à la suite d’Éric Marty, aux travaux du « dernier » Foucault), ainsi que par l’aveuglement d’un certain nombre d’universitaires et d’intellectuels (au nombre desquels j’ai été) qui ont eu la candeur de combattre le conservatisme rémanent de l’université française et son évolution néo-libérale, en misant sur la manière dont la communauté universitaire nord-américaine louangeait ladite pensée française, et qui, ne percevant pas comment celle-ci se l’appropriait en l’assimilant à son épistémè, ont été les « idiots utiles » du mouvement même de l’Histoire : croyant défendre l’esprit de 1968 qu’ici on accablait de tous les maux, en appelant à la rescousse les universités de la Ivy League ils ont permis au loup d’entrer dans la bergerie, ils ont ainsi contribué à la victoire des postmodernes sur les modernes, à celle de Foucault et de Wittgenstein sur Barthes…
Réagir à cet état de fait n’est et ne sera pas très simple. Peut-être est-il trop tard. Je l’ignore. Ce qui me paraît en revanche indispensable c’est de veiller à la rigueur de la langue que nous employons, de façon à ne pas, à ne plus nous laisser embarquer là où nous ne voulons pas aller.
Voilà pourquoi je terminerai en exprimant ma réticence à l’endroit du vocable « visibilité » (dont je redoute qu’il ne soit que le miroitement du spectaculaire) et de l’expression « littérature féminine » à laquelle je préfère celle de littérature des femmes parce que j’en reste (on l’a compris) à ce que j’ai appris dans les années 1970 de l’inconscient lequel n’est ni sexué ni genré, et parce que la presse et la littérature féminines ne recoupent pas forcément la presse et la littérature féministes.
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