Je remercie vivement Camille Moreau de m'avoir accordé un très riche entretien à propos du livre qu'elle vient de faire paraître et qui a trait à "Emmanuelle Arsan", un pseudonyme qui à bien des égards a cristallisé de nombreuses aspirations, notamment chez les femmes, à une sexualité libre et émancipée des préjugés bourgeois. Le roman Emmanuelle a de ce point de vue fait date. Il a été trahi par l'adaptation cinématographique qui en a été faite.
Notre échange a été publié dans Collatéral :
https://www.collateral.media/post/entretien-avec-camille-moreau-emmanuelle-un-roman-de-collaboration
Vous trouverez ici le début de notre conversation :
"Jean-Michel Devésa : La sensibilité de notre époque est fort différente de celle où le couple Marayat Bibidh-Virajjakar et Louis-Jacques Rollet-Andriane a pensé, élaboré et écrit un roman, Emmanuelle, dont on a pu dire qu’il réfléchissait à bien des égards les aspirations personnelles (et érotiques) de ses lecteurs, et d’abord de ses lectrices. Pour ce faire, ceux-ci ont inventé une figure laquelle a tendu au mythe, celui d’Emmanuelle Arsan. Ce nom d’auteur se retrouve sur plusieurs livres, de tonalité et de qualité inégales, avec des visions et des présupposés ne relevant pas forcément de la même philosophie quant à la vie intime des sujets, et qui, aujourd’hui, peuvent surprendre, voire heurter. Il en est de même pour certains aspects d’Emmanuelle, livre auquel vous accordez une place spécifique (si vous me permettez de grossir le trait : pour vous, c’est cet ouvrage parmi ceux signés par Emmanuelle Arsan qui restera). Pourquoi et comment avez-vous forgé le dessein de rédiger cette étude, en l’occurrence la biographie d’un pseudonyme puisque tout au long de vos analyses vous prenez soin de distinguer le personnage des personnes ?
Camille Moreau : Le personnage d’Emmanuelle a toujours fait partie de mon panthéon personnel. Je l’ai rencontrée il y a quinze ans, dans mes lectures de jeune femme, et elle a eu une grande influence sur ma pensée et sur ma vie. Je la « fréquente » depuis extrêmement longtemps, j’avais même consacré mon mémoire de Master à l’étude de la philosophie de l’éros dans Emmanuelle. Et lors de ma soutenance de thèse il y a deux ans, la discussion a dérivé du sujet original (il s’agissait d’exposer la jouissance qui peut exister dans le rapport texte-lecteur) vers le cas précis d’Emmanuelle. L’un des membres du jury (il me semble qu’il s’agissait d’Olivier Bessard-Banquy, spécialiste lui aussi de la littérature érotique) a avancé l’idée qu’il serait peut-être intéressant de pouvoir lire une biographie d’Emmanuelle Arsan. Mon éditrice était présente dans la salle, et elle a saisi l’idée au vol. J’ai d’abord commencé par refuser sa proposition, car ce sujet qui me touche assez directement me semblait trop ambitieux, je pensais garder ce projet pour la « maturité ». Puis nous avons appris qu’Emmanuelle allait connaître une nouvelle adaptation cinématographique, et j’ai dû dépasser mes résistances pour répondre à cette urgence : je voulais rappeler au monde qu’Emmanuelle était née non pas sur un écran mais sur une page de roman.
Quant à savoir si ce qui est abordé dans Emmanuelle est d’actualité, je pense pouvoir affirmer sans trop me tromper que la pensée d’Emmanuelle Arsan n’a pas pris une ride, elle s’est même bonifiée avec le temps.
J.-M. D. : Dans les premières pages de cette biographie (que vous menez et conduisez en indiquant fréquemment de quel « lieu » vous « parlez »), vous n’hésitez pas à assener que « [l]ire Emmanuelle aujourd’hui, c’est prendre parti ». Dans le débat et la discussion, a fortiori dans la controverse, il est toujours indispensable de circonscrire et de préciser sa visée. C’est le sens de ma question. Quelle lutte avez-vous engagez, dans quel combat êtes-vous engagée, avec ce livre, et peut-être aussi dans votre existence ?
C. M. : Un des combats qui m’a toujours interpellée, qui n’est peut-être pas le plus urgent, mais qui est celui qui m’a le plus touchée dans mon propre parcours, est ce que j’appelle « le paradoxe de Casanova et de la traînée ». C’est-à-dire l’idée selon laquelle la liberté sexuelle et la multiplication de partenaires pour les hommes est un exploit admirable, tandis que pour les femmes c’est la marque d’une faiblesse morale ou d’un manque d’amour-propre : il y a une gloire de la séduction pour les hommes auxquelles les femmes n’ont pas accès. En représentant une héroïne intelligente, libre, et maîtresse de ses désirs, qui ne se laisse jamais mettre dans les fers de l’opinion, Emmanuelle offre un contre-modèle pour mettre à mal à ce paradoxe.
Mais au-delà de cela, le seul véritable combat que je veux mener avec mon livre, c’est de rendre justice à la littérature. La bande annonce du film original Emmanuelle s’ouvrait sur cette phrase : « C’était un livre, c’est devenu un film... », or malgré cela le film a complètement éclipsé le livre, on a aujourd’hui oublié qu’il s’agissait à l’origine d’un roman, et plus encore d’un texte empreint de philosophie. En lieu et place d’une lecture légère d’un « roman de gare », le lecteur d’aujourd’hui sera peut-être surpris de trouver un roman philosophique exigeant, qui n’a rien à envier aux classiques du genre, comme Le journal d’un séducteur ou La Nausée, pour citer deux exemples connus. Le roman est aujourd’hui épuisé, seulement trouvable en seconde main, alors que le film est partout, régulièrement projeté, et a fait l’objet d’une présentation sur Netflix récemment. C’est surtout cette injustice-là que je voulais réparer, même si évidemment les discours présents dans Emmanuelle mettent en tension des questions extrêmement actuelles, comme la complexité du consentement, la différence entre liberté personnelle et émancipation sociale, ou les droits des personnes homosexuelles.
La suite dans Collatéral.
Photographie de Patrick Galbats.
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