À l’occasion de la remise du « prix Sade Hommage » par le Jury du prix Sade en mémoire de Jacques Abeille, j’ai prononcé quelques mots. Le président du Jury, Emmanuel Pierrat, m’avait demandé d’être présent et de « parler » en honneur de Jacques. Je me suis acquitté de cette tâche après avoir consulté Pauline Abeille, la compagne de l’écrivain disparu. Il m’a semblé préférable de ne pas trop « parler » à propos de Jacques et de son œuvre. Aussi ai-je prêté ma pauvre voix à un de ses propos (de ces extraits, je n’ai d’ailleurs lu qu’un passage, pour ne pas abuser du temps qui m’était imparti).
Paris, Galerie Suzanne Tarasieve, 7 octobre 2022. Un petit supplément de rêves…
En janvier dernier, Jacques Abeille, l’immense écrivain Jacques Abeille, nous a quittés. Pour beaucoup de celles et de ceux qui l’ont connu, fréquenté et aimé, Jacques c’était d’abord une voix. Une voix comme il n’y en avait pas deux. Et cette voix, la voix de Jacques, elle lisait ses textes comme aucune autre n’y parvenait, n’y parviendra. Cette voix, je l’entends, toujours, nettement. Elle est dans ma tête, elle m’habite.
En 2009, le 19 novembre, sur le campus de l’université où j’étais en poste, s’est tenu un colloque organisé par mes soins que j’avais intitulé « La Pornographie et ses industries : un univers fantasmatique ‘marchandisé’ ? ». Jacques Abeille en était l’un des intervenants. Je crois judicieux, et aussi délicat, ce soir, pour l’honorer, et afin de ne pas parler à sa place, de me référer à ce qu’il avait alors dit et prononcé. Voici donc des extraits de son intervention demeurée à ma connaissance inédite. Je prends le risque de les lire, en espérant ne pas les maltraiter, moi qui ne suis pas Jacques, et qui ne lis pas comme lui.
« […] il faut bien que j’assume mon statut d’écrivain […] je suis quelqu’un qui a commis un certain nombre de livres, des romans, des recueils de nouvelles, des poèmes, encore que je ne fasse pas bien la différence entre tous ces textes, par devers moi tout ce que j’écris est classé en proses plus ou moins longues et plus ou moins brisées…
Au nombre de ces proses, et au fil du temps, ont émergé des écrits qui faisaient à la description précise, rigoureuse, évocatrice des relations charnelles, si possibles fantaisistes, une place privilégiée. C’est cette partie de mes écritures que j’ai qualifiées de pornographiques dans la mesure où elles se particularisaient et alors qu’il me semblait atteindre, par et dans cette écriture, le fond de mes motivations d’écrivain, lesquelles ne m’apparaissaient pas aussi crûment ailleurs. Je veux dire par là que, si j’écris, c’est que j’ai une souffrance, une faiblesse qui fait que j’ai besoin de plus de rêves que ne m’en procure le sommeil. Oui, dans la journée, il me faut un petit supplément de rêves…
Avec la même fréquence que dans le rêve nocturne, et avec les mêmes fonctions, de temps en temps, surgissent des rêves dont la teneur sexuelle est manifeste. Ce qui est rare. Ce qui ne devrait même pas se produire. Mais cela peut arriver à tout le monde, et cela m’arrive, voilà tout. Peut-être suis-je ainsi fait que j’ai un peu plus de rêves à contenu sexuel que la moyenne de mes semblables.
Ce caractère m’a conduit à faire usage d’un pseudonyme […].
Dans ma stratégie intime, j’ai créé dans un de mes romans un personnage qui porte ce pseudonyme. Cela m’a facilité les choses. Quand je fais ce genre de rêveries complètement indécentes, cela me permet de dire, excusez-moi, ce n’est pas moi, ce n’est pas Jacques Abeille, c’est le personnage qui est dans tel volume des œuvres de Jacques Abeille et qui s’appelle Léo Barthes… […]
Tout cela, comme vous le voyez était assez innocent […].
Je me réfère à l’étymologie du mot ‘pornographie’ parce que c’est tout simplement ce à quoi je peux me raccrocher.
‘Pornographie’ renvoie aux écrits sur les prostituées. Écrits sur les prostituées, écrits, dessins ! Dessins, traces, tracés… graphein… quant aux prostituées. Et de me rappeler ces images concernant les prostituées, qui sont dans les petites cellules du bordel de Pompéi, de petits tableaux peints à la fresque, où la jeune femme précise les services qu’elle est disposée à rendre aux clients. Ce sont généralement des positions supposées insolites. […]
[I]l me semble que la pornographie est une littérature imagée, descriptive, et qui touche à cette définition de la poésie : Ut pictura poesis… Créer à la manière, à l’exemple de la peinture. Voilà un des points qui m’intéressent : quelle est cette écriture qui fait image, serait-ce celle qu’on trouve dans un bordel ?
[…]
Par ailleurs, la langue que nous parlons m’agace, m’exaspère dans ses hypocrisies, et me fait souffrir dans ses insuffisances. Cette langue […] est incapable de dire le sensible. Eh bien, je m’efforce, moi, quand j’écris une page pornographique, de dire ce qui se passe dans la peau, dans le ventre, dans les reins, dans l’anus, dans le vagin… Et pour ce faire, je suis forcé d’avoir recours à des métaphores, la description clinique n’apportant rien sur le plan sensible… Si je me mets à faire de la sexologie, je rédigerai un texte technique, informatif, mais dans lequel ne passera rien de la réalité du vécu sensible. Par conséquent, comme je veux écrire, de bonne foi, de la pornographie, je suis acculé à faire de la poésie. […]
Dans ces conditions, je vois deux types d’écriture : d’une part, une écriture sensée, qu’elle parle de sexe ou de politique, peu importe, une écriture qui s’ordonne autour d’un sens, sur un fil ; et d’autre part, une écriture, celle qui est désavouée, celle pour laquelle je suis condamné à être marginal même si je fais un effort de conformisme […], une écriture qui rompt ce sens, une écriture métaphorique, qui place des termes non pas sensés les uns à la suite des autres, mais pris comme des éclats métaphoriques. […]
Ne pas écrire […] sous l’autorité du sens […] implique de se fonder sur ce qui dérange le sens, à partir de et dans la métaphore.
La métaphore… Qu’est-ce que c’est que cette métaphore ? D’où vient-elle ? C’est quasiment du pré-langage…
Vous n’avez pas encore de soupçon ? Vous ne voyez pas où je veux en venir ? Vous ne discernez pas l’aveu ultime ?
Eh bien, si je suis un écrivain pornographique, mais qui fait des métaphores, ces métaphores, elles supportent le langage… Sous ce langage qui se risque à une fragile passerelle au-dessus du néant, sous ce langage qui est prononcé comme si nous ne devions jamais mourir, il y a un support profond, matriciel, féminin. C’est cela qui est impardonnable. Au fond de mon écriture pornographique, c’est une féminité profonde et inavouable qui s’exprime. […] Parce qu’en dernière analyse, c’est cela qui m’intéresse dans la pornographie, le sensible, le sensible féminin, celui-là même qui me manque, et dont j’ai dû créer en moi la source.
Je pense en toute modestie que c’est ce processus d’instauration, ou de reconnaissance, au fond de soi, d’une féminité opposée au discours du sens, une féminité magique, une féminité métaphorique que je trouve chez tous les auteurs que j’apprécie, la plupart des surréalistes, la plupart des grands artistes, chez Kafka, ou chez Herman Melville, et chez tant d’autres. »
Lecteur de Jacques Abeille, admirateur de l’écrivain et du peintre, ami de l’homme, je suis heureux en cette soirée de constater que nous sommes nombreux à ne pas l’oublier, à ne pas oublier son œuvre, à avoir besoin d’elle et du souvenir de lui, lequel n’aurait jamais été Jacques Abeille s’il n’avait pas été Léo Barthes.
Grand merci au Jury du prix Sade de célébrer l’œuvre artistique et l’itinéraire personnel de Jacques Abeille en lui remettant ce « prix Sade Hommage ».
Oeuvre de Jacques Abeille.
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