L'Abécédaire des Plaisir.
Ce texte est ancien. Je l'ai écrit pour participer à une manifestation organisée par le Service culturel de l'université Bordeaux Montaigne. J'en ai oublié la date : entre janvier 2013 et mai l'été 2015, avant (c'est certain) de rejoindre la faculté des lettres de Limoges.
Je mets en ligne ces pages sous forme de "feuilleton" et sans reprendre ni corriger quoi que ce soit à ce que j'ai écrit.
A.
Abricot (avec l’article indéfini « un »).
Pour son velouté, bien sûr, mais surtout pour son noyau que j’aime conserver longtemps dans ma bouche, agaçant mes dents contre lui.
Afrique (celle de ma jeunesse).
Pour les nuits que j’y ai passées à la belle étoile, les journées de conduite automobile, la latérite des pistes que j’y ai empruntées, ses étendues caillouteuses et la variété de ses sables, et la moire de certaines filles d’un noir d’ébène, de préférence, et à la chair de fraise.
Amour (avec une apostrophe à l’article défini).
Le seul amour qui vaille, dans la liberté et la poésie, certainement pas dans la passion ni la fusion.
Ange (à condition qu’il ait un sexe, qu’il soit féminin et qu’il ne soit pas gardien).
Longtemps, j’en ai cherché. À plusieurs reprises, j’ai cru en avoir trouvé un. Dans ma candeur, je n’avais pas discerné la langue fourchue qui dardait ou l’iris soufre qui scintillait. J’imaginais être sous la protection des ailes du désir, j’étais le jouet de créatures. Je n’étais pas prêt à reconnaître la grâce dans sa tranquille présence. Je prétendais avoir les yeux ouverts, je m’aveuglais dans la frime et le clinquant.
Anneau (avec l’article défini pluriel « les »).
Par rapport à la longévité des anneaux du temps, ceux en or semblent souvent en toc.
Aranjuez (Concerto d’).
La trompette de Miles Davis dore toujours mes échappées ibériques.
Arielle (le prénom, au féminin).
J’aurais aimé avoir une fille et la prénommer ainsi. À cette heure, je suis enclin à penser que j’étais dans le fantasme, celui du père envers sa progéniture, de l’ogre qui dévore ses enfants pour les faire advenir au monde à son image. Cette fable de toute-puissance cristallise tout ce qui est en jeu dans la domination masculine. Dans mon imaginaire, voir en ma fille une lionne de Dieu équivalait à en faire une servante de Dionysos, une bacchante de la chair des mystères de la poésie et du vin, une sublime catin. Le hasard et l’existence en ont décidé autrement, cette enfant virtuelle l’a échappé belle, je n’ai pas eu à la condamner aux quolibets des cours de récréation : avec ses marques de lessive, la réalité aurait été bien plus féroce que les pires fauves de la savane.
Quant aux pensionnaires des bordels, avec l’âge j’ai appris qu’elles ne sont jamais ce qu’en dit leur nom de guerre.
Arsan (parce qu’Arsan Emmanuelle).
La voix d’Emmanuelle Arsan a vraisemblablement été inventée : les époux Louis-Jacques Rollet-Andriane et Marayat Bibidh ont consacré leurs vies à donner un corps et un visage au mythe forgé par leurs soins, celui d’Emmanuelle, la femme libérée, l’icône de la révolution sexuelle et de l’émancipation des mœurs. Il convient de ne jamais oublier que le désir peut être ventriloque.
Assouvir (se construit avec un objet direct, exemple : « assouvir ses désirs »).
En dépit du registre soutenu de langue dont relève cette formule, il me plaît de poser que l’énoncer équivaut à m’essuyer la bouche d’un revers de la main. Elle me rappelle que la sophistication est souvent une entrave à la plénitude du plaisir. Et qu’une plus grande joie exige de s’affranchir des convenances et des manières apprises dans l’enfance. Comme si en étant goulu ou en ayant les lèvres qui collent, ou en encore tout simplement avec les doigts, c’était toujours meilleur.
Aurès (les).
Parce que j’avais vingt ans, à peine plus en réalité, lorsque j’y suis allé. J’y ai crapahuté mais pas comme les personnages de René Vautier. J’avais un sac à dos acheté à un surplus américain installé sur les quais de Bordeaux, je portais le treillis mais je n’avais pas de fusil. Je ne craignais pas les embuscades et je n’avais pas à participer à la traque des felouzes. Avec la carte d’état-major des réserves de mon université d’origine que Louis Cambot m’avait donnée, j’essayais de retrouver des vestiges du limes romain.
Un soir, au retour d’un site perdu au milieu de la steppe, juste après le passage d’un oued à sec, des villageois, trois ou quatre, je ne me souviens plus de leur nombre exact, ont bloqué la 4L dans laquelle nous étions, deux femmes, deux hommes, tous coopérants, mais l’une de nos compagnes était Martiniquaise. On nous a accusés, nous, les hommes, de prendre les femmes des Algériens et de nous livrer au pire avec elles, dans la nature, sous l’œil sourcilleux de Dieu. L’un de nos censeurs avait une pétoire de chasse, un deux coups, à canons parallèles ; un autre était assis sur son cyclomoteur bleu dont il n’avait pas arrêté le moteur. Je suis descendu du véhicule et me suis dirigé vers celui qui était armé, pour palabrer. J’ai proposé que nous allions tous à la Gendarmerie la plus proche pour lever le malentendu. Les blédards sont restés cois. Quelques secondes. Cela m’a paru long. Et le plus menaçant a dit qu’ils nous croyaient, que nous pouvions partir. Ils avaient probablement pensé que si je ne mentais pas ils s’exposaient à une sacrée dérouillée de la part de leurs pandores, ils n’en avaient pas envie, c’était aisément compréhensible.
B.
Bacon (si Francis et peintre).
Heureusement pour moi qu’en 2009, au Musée du Prado, à Madrid, une esse symbolique a servi à accrocher ses toiles.
Baltique (la mer).
Du côté de Rügen, entre Binz et Sassnitz, un vieil homme trouverait à coup sûr un théâtre approprié pour mettre de l’ordre dans ses affaires avant d’embrasser la fiancée de la mort. Surtout s’il raffole de ses harengs et de ses poissons fumés.
Chaque matin, au lever, il pourrait ainsi contempler le rivage en se souvenant de la femme rencontrée en 1979 lors de la projection du Tambour de Volker Schlöndorff, des baisers qu’il a échangés avec elle dans la salle obscure, des étreintes qui ont suivi, et aussi de la séquence du film qui voit un pêcheur retirer de grasses et gluantes anguilles de la tête d’un cheval servant à la fois d’appât et de nasse.
Bas (par deux et avec un porte-jarretelle).
Pour me véhiculer jusqu’aux confins du monde.
Beauté (sans partage).
La sienne n’est pas tapageuse. Elle est dans le regard qu’elle porte sur moi et dans le mien qui la dévore, au quotidien, et même lorsqu’elle n’est pas là.
Because the night (Patti Smith a raison « because the night belongs to the lovers »).
L’été 2012, nous étions à Pully pour applaudir sous la pluie l’une des noiseuses de mes vingt ans.
Bière (en particulier quand elle est allemande et chantée par Léo Ferré).
Avec elle, toutes les filles ont un air de louve.
Bordel (avec l’adjectif possessif de la première personne « mon »).
Une de mes scènes fantasmatiques les plus fécondes : mon imaginaire y attend au salon et les présentations sont un sacré cérémonial.
C.
Café (consommé obligatoirement sans sucre, quelquefois accompagné de musique, savouré avec un livre dans un lieu bruissant d’Histoire).
J’en bois évidemment trop. Je ne pense guère être capable d’y renoncer. Je ne conçois pas la moindre entreprise intellectuelle, le moindre labeur sans café. Il m’en faut, pas une tasse, mais un grand bol pour entamer la journée. À la maison, je l’apprécie dans un mug fêlé, c’est le mien, je suis le seul « habilité » à en user, il est décoré d’un idéogramme chinois, il m’a été donné par elle il y a des années. Tous les deux, nous ignorons la signification de ce qui est pour moi une marque. Cet ustensile est appelé à être remplacé par un autre, de meilleure facture, en provenance réellement de Chine, acquis par son père au commencement de la G.R.C.P., ainsi que nous disions pour désigner la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne. Il est lui-même orné de sentences qui, semble-t-il, renvoient aux prérogatives de l’homme en son foyer.
À l’université, dans les bars, à l’hôtel, mes cafés sont allongés ou américains. J’aime décupler le plaisir par la dégustation d’un café que je sirote précautionneusement pour ne pas me brûler en m’installant à la table d’un établissement dans lequel j’ai établi mes quartiers et où je déchiffre, à tort ou à raison, la patine du temps et l’empreinte de ses fureurs.
Dans cette perspective, un bistrot me séduit davantage qu’une enseigne prestigieuse, ceux d’Espagne et de Méditerranée exercent sur ma personne un charme dont je ne sais pas me défendre, toutefois le confort et le caractère éminemment culturel de ceux d’Europe centrale et de l’espace germanique me séduisent tout autant. À condition que les uns et les autres ne soient pas trop bruyants.
Caresse (nécessairement au pluriel).
Donc des caresses, les caresses, encore des caresses.
Carmin (l’adjectif qui me sied le mieux).
L’emblème de ma royauté.
Casta Diva (dans la robe noire de Maria Callas).
Ces images de Maria Callas lors d’un récital donné à Paris en 1958 sont connues. La diva est sur scène en robe de soirée, somptueusement parée, devant un chœur figé au garde-à-vous. Le sourire douloureux de cette exceptionnelle Norma, son port de tête gracile, ses yeux fermés, puis son regard éperdu vers le ciel, ses bras qui maintiennent l’étole sur ses épaules et sa poitrine, et enfin le chant qui s’élève dans un lent mouvement de la main droite, d’abord dans l’espace, ensuite posée au-dessus du cœur. À chaque écoute, invariablement, je sens monter des larmes que je réprime dans un effort, en fronçant la face et en songeant dans une grimace que la sublime agilité de cette voix proclamant la contingence humaine témoigne de la valeur consolatrice de l’art et des vertus de la mélancolie et du désespoir dans la création.
Castration (avec l’article défini « la »).
Elle fait grandir, en nous incitant à explorer les territoires de nos désirs au lieu de nous contenter de nous soumettre à nos envies.
Chaussure (par pair, donc au pluriel, et d’abord celles destinées aux femmes).
Je me refuse à choisir entre la mule de la catin, l’escarpin de la secrétaire, la pointe de la danseuse, la bottine aux coutures jaunes de l’intellectuelle anticonformiste, la botte en caoutchouc mou laissant apparaître le mollet d’une femme arpentant une cour de ferme, la socque rustique d’une beauté africaine, la sandale rehaussée de strass de l’étudiante étatsunienne, la spartiate de quelques-unes de mes chimères d’antan : ce qui à mes yeux importe, c’est que le pied soit bien dans sa peau.
Congo (Brazzaville).
C’est l’un des trois pôles de ma patrie mentale. J’y ai vécu quatre ans. Je voudrais y retourner avec elle : pour me recueillir sur les tombes de Sony et de Sylvain, exprimer ma compassion à l’endroit de Pierrette ; et, entre les Marchés de Poto-Poto et de Bacongo, la Case De Gaulle, la parcelle de La Montagne pelée, le Pont du Djoué et les rapides, montrer à ma compagne comment tout un peuple trime dans la gravité et le rire confondus.
Contrat (un).
La seule forme de relation régissant les individus à laquelle je crois encore, tant sur le plan personnel que social, et pour ce qui est du public, du privé et de l’intime. En amour comme dans le sexe, il faudrait toujours songer à en établir un. Pas seulement par prudence. Pour créer les conditions de l’épanouissement de chacun des protagonistes.
Corset (dans l’infinité de ses variantes).
Victorien ou pas, son mystérieux ressort en fait un puissant instrument poétique.
Crevel (René).
Parce qu’il avait toutes les qualités, même la beauté, dixit Paul Éluard. Je l’ai envié, Crevel, je l’envie toujours, d’avoir eu la beauté et toutes les autres qualités, moi qui ai beaucoup de défauts et ne me suis jamais trouvé très beau, notamment avec ma gueule, ma bouche et mes dents, et quoique mes maîtresses aient généralement trouvé que j’embrassais bien.
Crevel, encore et toujours, parce que c’est à travers ses livres que j’ai interrogé la façon de conjuguer la révolution en art (celle des formes) avec celle de la cité (la politique).
C’est avec lui aussi que j’ai vraiment entamé une réflexion consacrée au corps, à la maladie et à la mort. Crevel lui a mal fini, il est devenu une légende. Je n’ai pas encore fini, je ne m’en plains pas.
Cuir (avec les prépositions « en » ou « de »).
Comme Ferré, je trouve extra qu’une fille se vête d’une robe en cuir comme un fuseau parce que c’est une matière shakespearienne, Dashiell Hammett aurait pu y songer.
De Goya, bien sûr.
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