Après quelques recherches, je suis en mesure de dater exactement cet abécédaire : 2013 (je suis sûr de moi car dans les feuillets que vous allez lire figurez mon âge, en l'occurrence 57 ans, aujourd'hui j'en ai 66, donc... oui, 2013).
"D.
Dentelle (avec un article défini ou indéfini masculin, « un » ou « le » chantilly, parce qu’alors elle peut être noire).
Elle me fait tourner la tête car elle souligne merveilleusement la nudité des femmes.
Désert (celui du Sahara parce qu’il est multiple).
Pendant près de trois ans, au volant d’une 4L de couleur sable, entre 1981 et 1983, j’ai posé à l’aventurier. J’avais nourri le rêve d’aller au-delà de Tamanrasset, en direction du Niger et du Mali. Il avait même été question de rejoindre Gao depuis Biskra, avec comme passager A., le professeur de biologie contrat local au lycée Larbi ben M’hidi. Il aurait ensuite suffi de bazarder la voiture contre un paquet de francs CFA et de s’embarquer pour Paris sur un vol d’UTA ou d’Air Afrique. Cette amitié s’est rompue un été, après un dîner dans une cité de la banlieue nord de Paris. Une histoire de dette. J’ai en effet toujours accordé du prix à la parole donnée. Cela étant, et pour en revenir au Sahara, je conserve en mémoire le majestueux paysage qui s’offre à la vue du voyageur quand, à l’approche de Timimoun, celui-ci quitte la hamada par une route en lacets dominant la plaine en contre-bas.
Désir (le, et comme il est répété, les).
Le signe indubitable qu’on est vivant, la fin s’annonçant toujours par l’extinction de tout désir : n’avoir goût à rien est un symptôme de morbidité.
E.
Écrire (verbe du troisième groupe).
Depuis 2008, ce qui en termes d’activités et de pratiques m’est le plus précieux. Et qui correspond à un transfert, une consolation et un transport.
Élégance (précédé par le groupe nominal « un signe d’ »).
Elle est désormais un mode de résistance au cours du monde et des choses, c’est-à-dire aux flux informationnels. Elle a un coût. À la fois marchand et symbolique. En la matière ma bourse et ma banque me limitent à quelques signes. Comme les badges et les pin’s que chaque semaine j’épingle au revers de mes vestes. Toutefois elle ne se réduit pas à l’ordre vestimentaire, à ses parades et à ses mascarades. Elle peut aussi investir le champ de la parole et du discours, celui des idées et des sentiments, du rapport à l’autre et à soi.
Électrique (un adjectif pour qualifier les musiques et les nuits).
J’aime les musiques électrifiées lesquelles sont souvent plus émouvantes quand elles sont jouées la nuit. Dans des bouges. Le jazz, par exemple. Et pas seulement celui de Chicago. Ou du Deep South. Le rock aussi, dans bien des variantes et des courants. L’essentiel est toujours de mettre, comme Léo, cent mille watts dans l’or de ses cheveux, même si l’on est coiffé « à la romaine ».
Éphélidée (une…).
A été un pseudonyme avant de prendre chair, une nuit.
Espagne (la terre de mon père).
L’Espagne, dans les années soixante-dix, j’ai en quelque sorte souvent mangé à sa table : au restaurant ouvrier La Sangria rue Camille-Sauvageau, à Saint Michel. Et à Pessac aussi, dans la villa des parents de Katia. Consuelo et Juan n’étaient pas avares d’anecdotes concernant l’action clandestine et les missions qu’ils avaient menées dix ou quinze ans auparavant. Cette armée d’Espagnols en déroute que je fréquentais et admirais, c’était celle de la 11e Division du temps de la Guerre civile, l’unité communiste qui, sous le commandement d’Enrique Lister, avait été de tous les fronts et de tous les combats. En fin de repas, ils prenaient leur revanche sur l’Histoire en entonnant à tue-tête El Passo del Ebro.
Quant à l’Espagne de mon père, c’est au cimetière de La Nucia où il repose que j’ai renoué avec elle, en juillet 2002.
On aura compris que, dans tous les cas, ce pays retentit en moi comme une terre arpentée par une mort émaciée en habits noirs et une fraise au cou, Francisco Goya et Antonio Saura l’ont peinte, avec ou sans garrot, mais toujours crucifiée.
Esprit (de l’).
Les plaisirs de l’esprit ne sont pas les moindres. D’ailleurs, à bien des égards, un plaisir y participe toujours.
F.
Fantôme (lorsqu’il touche au fantasme, bien sûr, Pierre Bourgeade en savait quelque chose, il en a photographiés, des fantômes et des fantasmes).
J’ai toujours vécu en compagnie de fantômes et d’ectoplasmes, des projections fantasmatiques donnant une forme, quoique mouvante, à mes désirs et à mes folies. C’est ainsi que bien souvent la Fée Clochette s’est révélée couver en son sein une Carabosse fort peu avenante et sans rapport avec celles que chantaient Catherine Ribeiro. Il m’a fallu du temps pour exorciser ces spectres. Ils ne me hantent plus même si je ne les ai pas effacés de ma mémoire. Je ne m’y suis pas essayé, je n’ai pas imaginé y réussir. À ces créatures évaporées et volatiles, j’ai renoncé. Et à la rêverie aussi. Tout comme aux contes à dormir debout. J’ai opté pour la présence, pour la réalité charnelle d’une femme qui est à la fois ma compagne et ma revenante.
Fée (avec l’article défini « la » mais sans baguette).
André Breton a eu sa fée, Mélusine, il nous en a laissé les pages admirables d’Arcane 17. De Mélusine, je n’ai eu que les cris. Et les pleurs. Je l’ai baptisée Cynthia dès que j’ai lu Babylone de René Crevel. De ce prénom, j’ai affublé plusieurs maîtresses et des amantes. Par pudeur, je n’évoquerai pas ce qu’elles en ont fait. J’avais à comprendre que cette féérie n’était pas pour moi. Non que je prétendre échapper aux clichés. D’ailleurs, je n’affirmerai pas qu’on puisse se tenir entièrement à l’écart des stéréotypes. J’y recours fréquemment. Dans mon écriture et au quotidien. Mais je m’efforce depuis quelque temps à m’en distancier, à ne pas en être dupe. Ce qui fait que je m’en amuse et que je me brocarde.
Bref, désormais, ma fée aura une généalogie honnête, son prestige sera seulement du cœur. Je l’ai croisée. Que du logis elle ne soit pas une fée, j’applaudis à ce constat. Elle n’a pas l’âge ni la vocation d’être une ménagère, c’est en effet une femme de l’aar (avec deux fois « a » et un « r »).
Femme (une).
Une femme, c’est-à-dire ma compagne. Point besoin de la nommer, dans mes mots elle se reconnaîtra.
Femme (la).
Pour plagier Ferré, je dirai que c’est une idée. Et que c’est « bath », une idée. Je l’ai tant rêvée qu’elle a fini non pas par en perdre sa réalité, mais par croiser ma route.
Femme (des).
J’en ai connu plusieurs. Et toutes n’étaient pas des filles du déluge. Les unes, celles sans histoire, comme les autres, les diluviennes, j’ai toujours trouvé stupide de les dénombrer.
Figue (la).
Je ne connais pas de fruit plus féminin que celui-ci.
Flamenco (le).
La musique et la danse d’une aristocratie de l’esprit et des sens capable de faire un royaume d’une cour des miracles.
Fromage (sur un plateau).
Le dîner de mon célibat volontaire ou forcé. Avec du vin, du Bordeaux. L’idéal serait d’y ajouter de l’excellent pain et une grappe de raisin d’Italie.
Fruit (le).
Parce qu’il est toujours meilleur lorsqu’il est défendu.
Frustration (une ou la).
N’étant pas né coiffé, j’ai dû m’en arranger. J’ai appris la patience, supporté l’attente, admis qu’il y ait un temps pour tout. Je ne suis pas de celles et de ceux qui font des pieds et des mains pour que l’on satisfasse leurs envies immédiatement. Cette puérilité ne relève pas de mon répertoire. L’économie du désir est inséparable de la nécessité d’inscrire celui-ci dans la durée, de l’échelonner dans une succession ou une progression d’actions, de situations, d’événements. C’est ce qui permet sa réorganisation ainsi que la conservation et l’entretien de sa faculté à nous ébranler. Et puis, il y a tous ces désirs avec lesquels nous vivrons sans jamais les réaliser. En soi, ce n’est pas un drame, encore moins une tragédie, juste un désagrément. Si, par le passé, j’ai subi la tyrannie de plusieurs de mes désirs, lesquels coudoyaient l’envie et me ramenaient en enfance, à mes dépens, et généralement pour mon malheur, je cultive aujourd’hui envers les sollicitations, pressions et stimulations de mon psychisme un détachement et une sérénité qui me ravissent. Gardien d’un jardin secret dans lequel il me sera impossible de pénétrer, à moins de sombrer dans l’excès et l’assujettissement à la pulsion, et tant que mon rapport au réel ne sera pas remis en cause par un quelconque accident de la vie, j’aime compenser ces manques en observant dans un sourire cette salutaire sagesse. À 66 ans, j’ai presqu’atteint l’âge de raison. Comme quoi, il ne faut désespérer de rien.
A Szeged (Hongrie). Photographie de Katalin Kovacs.
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