Chronique du Grand Arrière (16). La résidence d’auteur que je me suis accordée, du 13 au 20 mai, grâce à la générosité et à l’hospitalité du couple qui exploite la propriété dans laquelle je me suis rendu, m’a fourni matière, pendant une semaine, pour transformer 48 hectares de vigne et une chartreuse construite en 1820 à la fois en un domaine ayant une existence fictionnelle et littéraire,- celle de Barrouille dans le récit dont j’envisage cet été de rédiger le premier jet -, et en un espace mental sans lequel maintenant ma jugeotte manquerait sacrément de recul…
C’est étonnant comme à Barrouille le vent souffle et mugit dans les arbres, à la façon du ressac érodant la côte et son cordon dunaire. Le passé n’est pas enfoui dans la grave déposée par les eaux au fur et à mesure qu’elles se sont retirées naturellement ou pas de la région ; au contraire, aérien, il se manifeste effrontément à chaque intempérie orage ou commotion, pour résonner siffler et retentir dans le remuement des branches et des feuillages par lui secouées et agitées, et de ses invisibles trompes et olifants embouchés au présent il proclame l’absolue contingence des passions humaines, et d’abord la cruelle absurdité d’une condition finie qui roule les personnes leurs illusions et la multitude de leurs entreprises ainsi que coquilles galets tessons déchets régurgités par l’océan à chaque marée après les avoir égrisés.
Le silence n’est pas la plus mince surprise que réserve ce lieu. La nuit, cette demeure paraît sans histoire, un corps étranger à la terre sur laquelle elle a été érigée, et dont elle vit malgré les fluctuations du marché international du vin et la désaffection du Bordeaux, hier elle y a puisé son or rouge, pourtant nulle empreinte des mains de ses bâtisseurs. Cette conviction se renforce quand, par ciel dégagé ou que très peu nuageux, une luminosité blafarde et grise, plutôt crémeuse, s’épand sur elle et ses dépendances sa cour d’apparat le parc le verger et les règes qui les sertissent, rendant inutiles à l’intérieur d’y actionner les interrupteurs électriques et dehors le recours à la moindre torche, on a du mal à imaginer au XIXe siècle les châtelains munis d’un chandelier ou d’une lampe à huile afin de passer d’une chambre à l’autre pour surveiller le sommeil des enfants ou raccompagner leurs hôtes à une voiture. En proie à l’insomnie on y circule comme au-dessus d’une nappe de lait tourné sur lequel la lune découpe sa silhouette, une masse compacte surmontée de sa vigie carrée, aucun bruit animal ni craquement en provenance de la construction ne parvient à ceux qui au lit voudraient s’abîmer, absence de résonance et d’écho, pour autant tout autour cela doit nécessairement bruire, rongeurs gibiers de plume chevreuils, peut-être sangliers, sans oublier les créatures du crépuscule et des ténèbres, les souvenirs qui étreignent et les secrets qu’on étrangle, et dans les murs les soubassements la toiture la sape du temps qui emporte les certitudes et ruine les gloires pourtant coulées dans leur superbe.
Errant avec mes fantômes dans ce palais des songes, et y créant, lorsque j’apprends par la presse que les volontaires se bousculent pour rejoindre la « réserve opérationnelle » de la police, laquelle dès l’automne patrouillera armée, j’ai heureusement assez de recul pour ne pas me figer ni renoncer à l’espoir, le mien a été tourné par l’étude et la lucidité, et s’il ne cède pas au doute c’est parce qu’il conjugue ces deux certitudes, rien n’est jamais perdu et l’Histoire n’est en aucun cas une mécanique, ses moments véritablement clés adviennent par surprise et accident, cette conviction j’ai l’habitude de la cultiver en me reportant à ces remarques de Gilles Deleuze et Félix Guattari : « Dans des phénomènes historiques comme la Révolution de 1789, la Commune, la Révolution de 1917, il y a toujours une part d’événement, irréductible aux déterminismes sociaux, aux séries causales. Les historiens n’aiment pas bien cet aspect : ils restaurent des causalités par-après. Mais l’événement lui-même est en décrochage ou en rupture avec les causalités : c’est une bifurcation, une déviation par rapport aux lois, un état instable qui ouvre un nouveau champ de possibles. […] En ce sens, un événement peut être contrarié, réprimé, récupéré, trahi, il n’en comporte pas moins quelque chose d’indépassable. Ce sont les renégats qui disent : c’est dépassé. Mais l’événement lui-même a beau être ancien, il ne se laisse pas dépasser : il est ouverture de possible. […] Il y a eu beaucoup d’agitations, de gesticulations, de paroles, de bêtises, d’illusions, en 68, mais ce n’est pas ce qui compte. Ce qui compte, c’est que ce fut un phénomène de voyance, comme si une société voyait tout d’un coup ce qu’elle contenait d’intolérable et voyait aussi la possibilité d’autre chose. C’est un phénomène collectif sous la forme : « Du possible, sinon j’étouffe ». Le possible ne préexiste pas, il est créé par l’événement. C’est une question de vie. L’événement crée une nouvelle existence, il produit une nouvelle subjectivité (nouveaux rapports avec le corps, le temps de la sexualité, le milieu, la culture, le travail…)[1]. »
Par ces considérations et les confidences qui les ont précédées, je prétends donc que mon Barrouille et les petits romans que je trousse, loin de constituer une désertion, aspirent à la production d’un objet de beauté et de savoir miraculeux, sublimant nos douleurs et nos échecs, et armant notre détermination à changer l’ordre du monde, c’est-à-dire pour commencer à ne pas l’accepter tel qu’il est.
[1] Gilles Deleuze et Félix Guattari, « Mai 68 a-t-il eu lieu ? », Deux régimes de fou, Paris, Minuit, 2003 [originairement paru dans Les Nouvelles littéraires du 3 au 9 mai 1984].
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