Je remercie vivement Simona Crippa et la rédaction de Collatéral de m'avoir sollicité pour participer à cet ensemble consacré aux rapports touchant à la théorie et à la littérature. Merci. Mille fois.
"D’une manière irrévérencieuse, je pasticherai le Manifeste du parti communiste de Karl Marx et de Friedrich Engels : Un spectre hante la littérature : le spectre de la théorie. Et puis, toujours aussi provocateur, je retournerai la formule : Un spectre hante la théorie : le spectre de la littérature. Ma bravade demeure assez raisonnable puisque je n’attribue pas la moindre majuscule à « théorie » ni à « littérature », à la différence de ce qui était l’usage dans les textes précisément de théorie et de critique, souvent dits d’ailleurs « d’intervention », durant les années 1950-1970 : indiscutablement, les temps ont changé… Par cette plaisanterie, je voudrais signifier que pour moi, sinon pour ma génération, les rapports du littéraire au théorique n’ont pas été des plus limpides, mais l’objet d’un enjeu, d’un rapport de force, entre les tenants du concept et ceux de la métaphore, entre les partisans d’un discours rationnellement convaincant et d’une représentation réaliste du monde, et les champions d’une écriture sollicitant comme ressort l’emploi poétique de la langue (dans cette empoignade, Jean-Paul Sartre et son Qu’est-ce que la littérature ? n’ont pas joué les seconds rôles).
Mes réponses à votre questionnaire, je les ai conçues comme une réflexion d’un auteur –peut-être, d’un écrivain : l’avenir qui dure longtemps le précisera ou pas –, et d’un travailleur intellectuel à la retraite qui, pendant quarante-trois ans, afin de payer ses factures, a enseigné, attendu que ce métier, je l’avais choisi faute de mieux, lorsqu’à la charnière des années 1970-1980 j’ai (fort tardivement) saisi que mes camarades et moi avions raté le train blindé de la révolution et que dans celui-ci, même s’il était passé à notre portée, pas plus que nos aînés nous n’aurions su y monter. Roland Barthes nous avait pourtant prévenus (« l’idée révolutionnaire est morte en Occident », in « Le Refus d’hériter », 1968, repris dans Sollers écrivain), nous avions préféré gloser sur ce qui empêchait cet intellectuel petit-bourgeois de se lier aux masses. Quant à l’avertissement lancé par Jacques Lacan le 3 décembre 1969 à Vincennes, il nous avait échappé ; en tous les cas, moi, je ne l’avais pas relevé : « Ce à quoi vous aspirez comme révolutionnaires, c’est à un maître. Vous l’aurez. » Avec le recul, il apparaît que non seulement Lacan ne se fourvoyait pas mais que son alarme demeurerait en deçà de ce qui menaçait : non pas l’avènement d’un maître, mais le règne d’une foultitude de « petits maîtres » à la semblance des « petits chefs » que nous dénoncions dans les usines et dans les écoles…
Ce rendez-vous manqué avec l’Histoire a métamorphosé le militant professionnel (mais sans solde) que j’étais en enseignant expatrié, d’abord « contrat local », ensuite « coopérant », à Biskra, à Bangui, à Brazzaville, dix années durant, où j’ai fait en sorte de me mettre à un niveau académique dont jusque-là je n’avais cure. En 1978, à Michel Hausser qui me déconseillait de m’inscrire en IIIe cycle, je n’avais pas avoué qu’il m’était impossible de préparer l’agrégation car, ayant été condamné au titre de la loi anti-casseurs (loi du 8 juin 1970, article 314 du code pénal) je n’étais pas en mesure de fournir l’extrait de casier judiciaire vierge exigé par l’administration…
Enseigner, voilà qui n’était pas honteux. Ce n’était pas comme journaliste ou avocat, le révolutionnaire romantique que j’étais n’ignorait pas les préventions cultivées à l’endroit de ces métiers par les surréalistes et les marxistes-léninistes. Enseigner permettait de continuer la lutte sous d’autres formes. Et, de surcroît, enseigner en Afrique, c’était aussi une façon de prolonger un engagement internationaliste auprès des peuples que l’Occident avait colonisés et qu’il maintenait sous sa domination. Bref, en Algérie, en République Centrafricaine, au Congo-Brazza, je me suis rêvé « enseignant aux pieds nus ».
Je vous épargnerai l’évocation d’un parcours en lignes brisées et en éclipses prolongées, lequel a été une traversée de l’existence sans boussole, un itinéraire avec des mises à l’épreuve et pas mal de désillusions, une somme assez considérable d’erreurs d’aiguillage et de faux pas, avec comme seul credo celui-ci : ce qui n’était pas envisageable à l’échelle macroscopique pouvait et devait être maintenu et expérimenté dans la sphère personnelle et privée, d’où le souci de bien faire, à tout le moins de ne pas trop mal faire, avec ses étudiants, ses relations et connaissances, ses sœurs et frères en humanité, et ses proches, naturellement...."
On peut lire la totalité de mon intervention en suivant ce lien :
Comentarios