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La Littérature, résolument







« … le transfert de l’impossible solution théorique

dans l’autre de la théorie, la littérature. »


Louis Althusser, « Sur le Contrat Social »,

in Cahiers pour l'analyse, n° 8,

« L’Impensé de Jean-Jacques Rousseau », octobre 1967.



À moins de croire au père et à la mère Noël des lettres, et de prendre les enfants du bon dieu pour des canards sauvages, pendant bien des décennies, qui ne pouvait pas renoncer à l’écriture parce pris dans un rapport existentiel la création devait composer avec les réalités du champ littéraire. Il lui fallait faire contre mauvaise fortune bon cœur, et à tous les étages s’arranger de et avec la connivence des copains et des coquins, celle des écrivains directeurs de collection et membres des comités de lecture des « grands » éditeurs parisiens, donc des plus puissants ; puis avec celle des critiques de presse et des communicants désireux d’endosser l’habit (et le capital symbolique) du littérateur ; et il lui convenait aussi d’avaliser leur gentil boniment et de le faire sien, de sorte de le régurgiter en y croyant, ou en donnant l’impression sincère d’y croire : on avait beau avoir lu Bourdieu et disposer de maintes enquêtes, témoignages, études et analyses, quand bien même savait-on tout ou presque de la distinction, de l’industrie du livre et de son économie, des renvois d’ascenseur et des prix, des résidences d’écriture, des distinctions et des bourses, de leurs conditions d’attribution et des dossiers à monter, de la nécessité de soigner son entregent, de ne pas heurter la bureaucratie ni les « décideurs », de consentir à des alliances, à la promotion et aux ronds de jambe, il n’empêche, demeuraient d’increvables chansons qu’on reprenait à un moment ou à un autre la bouche en chœur, comme celle du manuscrit parvenu par la poste ou de celui apporté par la cigogne, le pieux mensonge de celui ou de celle qui n’avait rien demandé et qu’on était venu chercher, le miracle de la commande en lieu et place de celui de la rose, la farce de l’inconnu qui ne connaissait personne, pas même son ombre, et sans appui aucun avait quand même eu le toupet de forcer la porte du saint des saints… Bref, auteur, et même écrivain renommé, on n’en était pas moins bateleur, pas d’autre choix que de l’accepter pour que ses livres soient lus, commentés, chroniqués.


Aujourd’hui, le champ littéraire verse sans honte ni scrupule dans le simulacre au carré, les influenceurs supplantent les billettistes des journaux et de leurs suppléments littéraires, on cède au grotesque et au spectacle afin de vendre dans la semaine ce qu’on n’aurait pas éclusé en cinq années. On nous entretient désormais d’ouvrages dont les services de presse sont transmis et organisés des mois avant leur publication à l’office et donc leur mise en place dans les librairies, ce qui nous vaut à chaque rentrée, celle « de septembre » (laquelle commence en août) et la petiote de janvier, des « sélections », soit une antienne - pour ne rien manquer de la fête, nous assène-t-on, en s’adressant à nous comme si nous étions des candides ou des demeurés, ce qu’en partie nous sommes devenus et dont nous nous arrangeons, du fait des mécanismes d’aliénation dans lesquels nous sommes englués, et de la soif plus ou moins névrotique de reconnaissance et de succès qui nous tenaille, prenant malheureusement au sérieux des marronniers qui balisent à la fois le marché et les conversations lors des dîners. À la fin de l’été dernier, entre deux articles contradictoires à propos de l’intelligence artificielle « appliquée » à la littérature, on nous a ainsi conviés à applaudir à l’attribution d’un prix à un livre qui n’existait pas encore, puisqu’il n’avait pas été publié, première production d’une auteure inventée, légitimée et célébrée (d’une pierre trois coups !) en vertu des espérances que sa maison d’édition investit sur son nom (et, de fait, sa « légende »).


Il est probable que je relève d’une engeance, celle des « modernes », en voie de disparition sous l’effet des mutations qui affectent la société française à ce stade du capitalisme, celui globalisé de l’économie distributive et des super profits sans travail, arrondissant de plus en plus sa pelote et ses avoirs par la tyrannie du temps réel et de l’image dupliquée. Pour qui a grandi, s’est instruit et s’est formé dans un climat de contestation et d’interrogation des évidences et des représentations que les tenants de l’ordre et de ses hiérarchies, et les appareils d’état qui les informaient et les diffusaient, opposaient à celles et à ceux qui, autour de mai et juin 1968, se sont employés à inventer un autre monde, il y a de quoi pleurer et hurler, en clamant sa ressemblance avec ce « jeune homme harassé » qui « déchirait ses cheveux », et qui « hérissé […] arrachait sa chemise », quand avec Claude Nougaro et d’autres il n’était pas insensé d’imaginer de « couv[er] un Igor Stravinsky » bien que « le Sacre du printemps sonn[ât] comme un massacre ».


Les présentes lignes n’ont pas l’ambition de constituer une thèse, il ne s’agit pas ici d’élucider la règle du jeu suivi en prétendant que mes textes en sont l’exact produit ni de leur préconiser un quelconque mode d’emploi. Je n’ignore pas qu’il y a toujours d’un côté les intentions de l’auteur et de l’autre ce que le texte, à un moment donné de sa réception, et auprès de chacun de ses lecteurs, suscite comme sensations, impressions, souvenirs, réminiscences culturelles, émotions esthétiques, mobilisation des savoirs, réflexions et exercice de pensée. De ce point de vue, je ne doute pas que mes livres ne m’appartiennent plus dès qu’ils ont été publiés, mes lecteurs en font ce qu’ils veulent et peuvent, ils s’en emparent ou pas, je parle ici de mes lecteurs, une poignée, quelques centaines, attendu que sans les ignorer ni les mépriser je ne cherche pas à leur associer celles et ceux que mes ouvrages ne touchent pas, faute de cette visibilité racoleuse qui, un quart d’heure durant, confère paillettes et notoriété, car je ne briderai pas ma plume afin de plaire au gros de la clientèle de la « chaîne » du livre, le divertissement n’étant pas mon horizon.


Toutefois j’ose espérer que ces bribes marquées au sceau de la colère, voire de l’amertume et de l’humeur, permettront de cerner un peu mieux, et plus aisément, ce qui oriente et structure mon écriture, son phrasé mordoré, sa ponctuation insolite, ses syncopes, la sensualité et la préciosité de ses images, la rutilance de son lexique et la mélancolie de son drapé. Ces feuillets d’une poétique dont l’énoncé a vocation à demeurer inachevé, en fils sans père ni ancêtre je les ai rédigés en guise de manœuvre sorcière, je les ai ouvrés comme un fétiche, au milieu de la daube dont on nous abreuve je les ai modulés en manifeste-fantôme indispensable à la « survie » de ma littérature. Quoique récusant que le texte et l’œuvre véhiculent une vérité, m’est complètement étrangère l’idée d’une création sans esthétique insérée dans un partage du sensible particulier, en résonance « de l’autre côté des mots et des phrases » avec la vie, la liberté, la poésie.






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