Note de lecture
à propos de
Yves Charnet, Le Libraire de Gambetta, Saint-Benoît-du-Sault, Tarabuste, 2023
(Merci à Isabelle Grell-Borgomano d'avoir publié ce texte sur "Autofiction.org".
Je veux ici exprimer ma reconnaissance à son endroit.
Cet article est donc disponible ici et à cette adresse :
http://www.autofiction.org/index.php?post/2023/06/07/Le-Livre-comme-siege-dune-puissance )
« Aussi paradoxal que puisse sembler ce mot, nous pouvons avancer que, dans l’histoire de la culture humaine notre temps risque d’apparaître un jour comme marqué par l’épreuve la plus dramatique et la plus laborieuse qui soit, la découverte et l’apprentissage du sens des gestes les plus ‘simples’ de l’existence : voir, écouter, parler, lire, – ces gestes qui mettent les hommes en rapport avec leurs œuvres, et ces œuvres retournées en leur propre gorge, que sont leurs ‘absences d’œuvres’. »
Louis Althusser, Lire Le Capital.
Le Libraire de Gambetta, cet ouvrage, je l’ai lu d’une traite, ma voix intérieure s’ajustant à celle de son auteur, de celle-ci je n’ai pas cherché à en épouser le phrasé ni même à en reproduire le timbre, cette voix, celle d’Yves Charnet, et sa parole, je les ai reprises, à la façon d’un musicien de jazz qui avec son instrument module la ligne musicale jouée par l’orchestre au sein duquel il se produit : elles ont si puissamment retenti en moi que mon clavecin sensible a immédiatement, et tout du long, été au diapason du sien, dans une sorte de conversation mentale, de pièce virtuellement exécutée à quatre mains – en un duo, comme il s’en forme entre un écrivain et son lecteur quand une grande œuvre les réunit, ou entre poètes et pairs en écriture lorsque ceux-ci constituent une libre association d’amis, une phratrie, ainsi qu’à mon sens nous sommes en train d’en mettre une en place, Charnet et moi.
Mais ici ce n’est pas de notre jeune amitié dont il s’agit mais de celle, capitale, que Christian Thorel et Yves Charnet ont nouée, à Toulouse, à compter de 1996 : à moi de m’effacer ou plutôt de me mettre en retrait, m’interdisant de mimer celui dont je souhaite saluer la belle réussite, lequel est le premier à constater qu’il a l’habitude dans ses textes de s’égarer, et je m’en retourne donc à ce qui a déclenché et motivé ces lignes, un ouvrage accouché en deux temps, une commande du Marathon des Mots qui est devenue nécessité intime puisqu’elle a dicté à son auteur l’obligation de mener à bien, même sous la forme d’ « un récit sans récit », un projet entamé en 2012 et qui n’a connu sa conclusion que récemment, comme s’il avait fallu qu’il chemine et mature, souterrainement, et à l’épreuve du Temps, au terme d’un processus procédant par « recommencements » car « [l’]ouvrage [est continuellement]sur le métier », en vertu d’une « véritable manie », d’un « travail de retouches », Charnet nous avouant qu’« [il] peut se faire dans les heures ou les jours qui suivent l’écriture d’une page » ou « s’étaler sur des années » si bien que « [ç]a finit par devenir une robe rapiécée de partout », une « farcissure sans fin ».
Toutefois il se pourrait qu’à ce ressort d’écriture se soit ajouté l’effet de la conjoncture et de la période, pour user du vocabulaire politique qui a été le mien à mes vingt ans et qui, aujourd’hui, n’a plus cours : peut-être que pour assumer pleinement, et jusqu’au bout, la rédaction de ce livre Charnet avait besoin de s’insurger contre l’abdication de nos « contemporains » optant pour une nouvelle servitude volontaire puisqu’il est désormais établi qu’en « Makronie du nord » le passe, dans ses variantes sanitaire et vaccinale, prévaut contre les « risques de la liberté » – n’en déplaise aux « Kastors » si perméables à la propagande des « fondés de pouvoir du capital 2.0 » qu’ils ne discernent pas le piège que ceux-ci leur ont tendu et dans lequel ils sont tombés depuis au moins trois décennies, croire qu’en faisant « barrage » aux émules de la Bête immonde ils sauvent la démocratie alors qu’avec leur vote ils permettent aux représentants de cette bourgeoisie financière de se maintenir aux affaires, attendu que jamais cette clique, que ce soit dans son versant libéral ou dans sa composante sociale-démocrate, ne rassemblerait une quelconque majorité dans les urnes sans le subterfuge de ce repoussoir, en dépit des effets en trompe-l’œil du parlementarisme et de ses poisons. Si n’est pas totalement incongrue l’hypothèse que, parmi les facteurs ayant permis l’achèvement du Libraire de Gambetta, cette pression de l’Histoire ait joué un rôle, alors l’éloge par Charnet de la seule « politique » qui vaille, celle de l’amitié, revêt une dimension de manifeste, « [l’]amitié contre la tyrannie », et de réplique à une « époque rentrée dans le rang » et à un cours désespérant du monde : « Comme elle a mal tourné, depuis quarante ans. Notre planète à droite toute… Tout va de traviole. Dans le sens inverse des aiguilles du désirable… »
Quoi qu’il en soit en ce domaine, le livre que ce jour Charnet nous offre est doublement magnifique car il atteste de sa maestria et témoigne de surcroît qu’une certaine idée de la littérature est toujours vivante : avec Montaigne dans sa musette, mais aussi fort des enseignements de Marguerite Duras et de Serge Doubrovsky, Charnet élabore des « proses autofictyves », conjuguant intelligence et émotion, aussi est-ce en poète et en « moderne », sur le front gauche de l’art (pour me référer à Vladimir Maïakovski), qu’il glose et « fatrase » la bibliothèque, le cinéma et la chanson, et que surtout il déchiffre la vie ordinaire, ce qui la trame et qui la ruine, démêlant par association la portée et la signification des rapports dans lesquels nous sommes asservis et assignés, malgré nous, à n’être plus que les agents du « capitalisme sans travail et de l’image dupliquée » (Annie Le Brun et Juri Armanda), c’est ainsi qu’Orphée endosse les habits de Cassandre, et qu’il prévient de la catastrophe qui machine et essore les esprits, les corps, les sentiments, les humains entre eux et avec la nature, leurs façons d’aimer, de vivre et de mourir en humains, pas en déchets tracés par un code QR…
À la différence des bateleurs du spectacle, champions du simulacre et d’un babil où « [l]es mots que [nous employons] n’étant plus ‘les mots’ / Mais une sorte de conduit / À travers lequel les analphabètes se font bonne conscience » (Léo Ferré, « La Solitude »), Yves Charnet lit et écrit comme il respire, il est de ces réfractaires, une poignée, qui savent encore,– lui le noterait ainsi : « en corps » –, que le refus de l’enlisement et de l’engluement, bref la résistance, impose de s’en retourner à ces « gestes », en l’occurrence aux « gestes les plus ‘simples’ de l’existence[2] », et que c’est à l’aune de « l’un dans l’autre » et des ressources de ce jeu et du filage qu’il implique, et seulement à cette aune, qu’on rechargera et réenchantera la langue, et qu’ainsi on l’émerveillera, chacun la pratiquant comme une « belle étrangère », et se coltinant avec elle, le dictionnaire et la grammaire « bourré[s] de coups de poing », parce que ce n’est qu’au prix de cette « bagarre avec les mots » et de cette « castagne » (que Claude Nougaro aurait swinguée, en musique et sur un ring) qu’on ne confond pas écrire et raconter, les livres avec la fausse monnaie, si bien que pour « voir, écouter, parler, lire » et écrire, et penser, de manière efficiente, loin des clichés et des stéréotypes, et en dehors de tout ersatz et succédané, il convient de s’arrimer aux signes et de s’efforcer de ne pas en être dupe car, « quand du stérile hiver a resplendi l’ennui » (Stéphane Mallarmé), la transmission exige la reconnaissance des noms et de ce qu’ils désignent, identifient, concourent à construire, et d’abord les sujets et les pères…
Voilà ce à quoi s’emploie Charnet, sous le regard de la petite « compagnie » qu’il a suscitée autour de lui et au nombre de laquelle je suis : « Votre politique à vous, c’est d’écrire. D’exister à livre ouvert. Vous entraînez vos proches dans les tourbillons d’une prose surexposée. Les passants de votre vie comme un roman. » De tour, certes, Charnet n’a point mais il dispose d’une « péniche » presque toujours « en vrac », forcément. Depuis ce poste de vigie il scrute la farce sociale : « Profession carnettiste. Par ses interruption structurelles pareille écriture fragmentaire permet de garder trace de nos cogitations à l’état naissant. Déjà Marc-Aurèle dans les Pensées pour moi-même. Cette posture me paraît surtout permettre de pratiquer une forme aussi libre que la vie dont le poète voudrait restituer la vitesse. Une forme en mouvement. Ce serait l’utopie propre du carnet. Conserver l’énergie de l’écriture considérée comme un geste poétique dans la langue – et, par là-même, échapper aux radotages névrotiques du roman. » Il est de celles et de ceux qui aiment beaucoup les livres, qui les aiment sans compter, parce qu’ils sont des instruments d’investigation du réel et de la réalité, et de sublimation des maux que nous nous colletons, ils font lever les ombres… Cette aptitude résulte-t-elle en partie de ses attaches avec Nevers ? Se peut-il qu’à Nevers où il est né subsiste toujours dans l’air quelque chose du fleurissement oublié des magnolias ? Et que l’atmosphère qui y règne soit propice à tout voir et tout sentir, à Hiroshima naguère, et maintenant dans nos clapiers connectés alors que la dévastation s’avance en algorithmes et au pas cadencé, et sous les oripeaux de la santé publique et du bien-être collectif ? Le « balcon » de Charnet, au bord du canal qui traverse la ville rose, est plus qu’un laboratoire, c’est un Grand Arrière appareillé à une drôle de mandorle, le « mur » qu’il entretient sur un réseau social, à la fois caisse de résonance et stylet du sismographe par lequel il enregistre les mouvements tectoniques les plus subtils affectant les aspirations, les rêves, et les contradictions de tous et de chacun, le « carnettiste » s’examine et observe ses semblables en restituant leur vie sur le mode de la geste (ce que suggère Charnet : « Ce qui compte, encore une fois, dans ce récit sans récit, c’est le geste. »).
Ce dispositif est à l’œuvre pour et dans Le Libraire de Gambetta explorant ce qui fonde l’« amitié floue » entre un « libraire de renom » et un « écrivain pour écrivains ».
Yves Charnet, normalien, docteur et jeune agrégé, arrive à Toulouse à l’été 1996. Il a été recruté à Supaero, une école prestigieuse d’ingénieurs, pour y créer « les enseignements de Culture Générale ». Il est auréolé d’une notoriété relative : son Proses du fils en 1993 a été remarqué par Patrick Kechichian dans Le Monde et par Alain Veinstein à France Culture : « On pouvait presque y croire. La voix nouvelle d’un prosateur singulier ; balivernes d’une notoriété naissante. » À Toulouse donc, il rencontre Christian Thorel. Sympathie réciproque : « une amitié sans pourquoi », deux sont de plain-pied avec l’autre, certains traits communs les rapprochent, un « anarchisme malicieux », la détestation des « notables » et des suffisants, les « Ratuvus ». Cette compréhension mutuelle renvoie à un registre œdipien que les intéressés n’élucident pas immédiatement, quelque chose fait écran et s’y oppose, sous l’ami perce le père de substitution, le narrateur le pressent (« Je crois pouvoir dire que Christian m’adopta d’emblée. ») mais à ce stade il ne l’analyse pas.
Thorel et Charnet sont des passeurs, ils ont l’idée d’instaurer un partenariat entre leurs établissements, une cohorte d’écrivains est reçue, un soir à Supaero par les élèves, le lendemain à la librairie par leur professeur. Christian Thorel a organisé et assumé « [t]oute [sa] vie parmi les livres ». Yves Charnet a fait de même, il est parmi ceux qui les conçoivent et les échafaudent, et plus particulièrement dans son cas spécifique de ceux qui les expériencent, si l’on m’accorde de translater l’anglais au français.
Néanmoins lucide, Charnet en tant que transfuge de classe ne doute pas que son poste à Supaero, en marge de l’université française, constitue le lot de consolation que lui octroie le système pour ne pas être issu du « sérail ». Son illégitimité est au carré : ses entraves cumulent le handicap social (il grandit dans « les HLM de la Grande-Pâture ») et la bâtardise puisque sa mère est une des « femmes sans mari » dont on jase. Dans Le Libraire de Gambetta comme dans l’ensemble de la production littéraire d’Yves Charnet, la douleur d’être un « fils sans père » préside à la pulsion scripturaire, à « ce qui [le] possède / Et [le] pousse à dire à voix haute / Ni pour la pitié ni pour l’aide / Ni comme on avouerait ses fautes / Ce qui [l’]habite et qui [l’]obsède » (Louis Aragon, « Les Poètes »). Une remarque autoréflexive de l’auteur confie le moteur de son écriture à cette naissance en dehors des liens conjugaux : « Cette histoire continue de faire le fond obscur de votre écriture. Son puits noir. » De cette blessure primordiale, rien ne le pansera ni ne comblera la faille, quoi qu’on fasse de cet opprobre on ne guérit pas, nulle expiation possible, juste une plaie à fourailler : « Rien ne l’aura jamais rassasié. Mon besoin de reconnaissance. C’est une maladie orpheline. La Bâtardise. C’est un mal incurable. Un cancer de l’identité. » Exclu du cercle des bien nommés, de ceux qui ont une ascendance « normale », il est toléré mais pas intégré : « Je sortirai de ce décor comme de la rue d’Ulm. Sans y être jamais vraiment rentré », peine incompressible, à jamais « en étrange pays dans [s]on pays lui-même »… Ce sera son fardeau, sa croix, car rapport existentiel à l’écriture ou pas la littérature ne soigne pas, elle n’est pas thérapie, elle est « parade » et transfert, métamorphosant la plainte en chant mais ne la supprimant pas, elle est plus accompagnatrice que consolatrice : « J’écris pour apprivoiser une souffrance. Cette étrange douleur d’avoir à être dans le temps. Rien ne la guérira jamais. Ni les amis, ni les médicaments, ni les amours. Il n’y a que ça qui rende pareil tourment supportable. L’écriture de soi (comme ils disent). Mes livres n’ont pas d’autres déraisons. Au bout du déconte. Ce ne sont pas seulement des registres de durée. Mais des façons d’endurer. Ça n’est pas toujours facile de continuer à marcher. Sous le ciel sans pourquoi. Il y a tant de jours sans. Sans moi, sans les autres. Je n’ai pas trouvé d’autre parade pour traverser ces temps morts. Un livre après l’autre. Je me recompose un peu. Composant, au fur & à mesure, mes petites chansons de prose. Je ne sais pas répondre autrement. Que par ces fragments. »
Pour ne pas se laisser emporter ni divaguer, pour s’accrocher et se fixer, le narrateur sollicite un point d’ancrage, l’amitié le lui fournit.
Afin de s’amarrer à Toulouse, Charnet s’investit corps et âme avec Claude Nougaro.
En marin de l’existence, afin d’assurer sa navigation, Charnet pilote sa barque avec de sûrs repères, ceux de la « camaraderie ». De ces très brillants amers, Nougaro n’est pas le premier, il ne sera pas le dernier. Ainsi de Michelle Ferradou, à La Terrasse de Gutenberg ; et de l’« amiditeur », Denis Tillinac, qui le tançait, estimant « [qu’il avait] tout pour être un écrivain. Mais pas vraiment le courage de le devenir » et « qu’il y avait du jus dans [s]es proses » mais « pas de sujet », cette inclination s’étant accrue après la mort de sa mère, « [ç]a n’a jamais été plus vrai », Charnet en est conscient.
À la disparition du chanteur, en 2004, la relation entre Thorel et Charnet franchit un cap : « Il n’y a rien de plus préhistorique que le deuil. Rien de plus antédiluvien. Christian Thorel savait. Juste être là. Il faut juste accueillir. Ce silence sidéré. Il convient, surtout, de lui donner un cadre. Une consistance. Un ami, c’est ça. Quelqu’un, quelque part. Il nous reste toujours cette adresse. Pour ne pas disparaître dans les brouillards blanchâtres de l’Absence. C’est le dernier parapet. » Là où rôde la camarde, monte le chant des sujets sensibles, de celles et de ceux qui, quoiqu’aimant la vie, la chair et la joie, sont en alerte au crépuscule et lorsque s’éteignent ceux qu’ils aiment, Thanatos étant aiguillon de la création : « Surmonter la perte d’un proche n’est surtout pas un travail. Mais un désœuvrement absolu. Je gribouille encore parfois. En biffant des adresses sur des vieux carnets. Mais je ne finis plus aucun texte. Projets en souffrance comme des plis perdus par la Poste. Ces pages où j’avais volonté de saluer le Patron d’Ombres Blanches se transforment progressivement en un livre d’adieu. Métamorphoses à mon insu. C’est le dernier mot de l’éloge funèbre. Cette mélancolie de l’irremplaçable. » La tentation de l’engluement est péniblement repoussée : « […] je n’ai même plus l’énergie de faire des livres. Dans cette visqueuse ralentie. […] Mais je préfèrerais ne pas recommencer. À me rouler dans la crasse heureuse du chagrin. »
Et, soudain, on atteint au cœur même du Libraire de Gambetta, à la connivence forgée avec Thorel, d’une intensité singulière, et à ce qui l’alimente.
Si elle a surmonté l’épreuve de la vie, « [ne s’étant] brisée contre aucun des obstacles habituels », c’est d’abord parce que les protagonistes de cette exceptionnelle complicité sont des lecteurs, donc des hommes qui ne plient pas : « Je ne connais pas d’exercice plus radicalement étranger à cette domestication sociale. Que l’acte de lire. C’est, au fond, la grande affaire d’une vie. »
Qui plus est, sur le divan de leur amitié, Charnet ne fait pas l’économie d’exprimer sa quête cardinale, celle du père : « Mon géniteur se prénommait Paul. Comme dans Vincent, François, Paul et les autres. Ce n’était pas un Saint. Son fils naturel non plus. Je n’ai pas choisi de devenir écrivain. Jamais de la mort. Il n’y avait pas de solution. Pour le morpion du 6 février 1962. C’est la seule façon que j’avais trouvée pour vivre malgré tout. Pour vivre sans jamais être né, jamais vraiment. Parfois je parle de choses comme ça. Dans nos déjeuners avec Christian. » Or sa traque du géniteur s’effectue dans l’adulation de la mère et de son masque qu’il appose parfois sur le visage d’une autre, adorée ou admirée : « Incurable quête du Père, sans doute. Mais la dernière figure en date à m’avoir comme sauvé du vide propre au désœuvrement est une femme puissante. Sarah Chiche. Il n’y a que les rencontres. Dans la vie. Les bâtards ont toujours besoin de se faire adopter. » Après Thorel, Chiche ? Pour renaître et grandir, la filiation s’affirmerait-elle comme une adoption réciproque, un adoubement du fils par le père et la mère ? Ou, par défaut, par l’ami(e) ? Le fils privé de père et auquel la mère a été ravie projetterait-il sur ceux qu’il choisit par « affinités sélectives » les traits de celui et de celle qui lui manquent ? Ce formidable petit livre d’Yves Charnet induit que le père est moins une personne qu’un effet de structure et que d’une manière paroxystique une femme peut lui prêter sa physionomie, surtout quand le fils est rattaché à elle par un cordon insécable et incoupable – in-coupable.
Le portrait que Charnet brosse de Thorel a pour point d’accroche cette intuition que l’un et l’autre partagent : « Nous sommes d’un autre lieu. D’une autre nuit. Ce ne sont pas des métiers. Libraires, écrivains. Ce sont d’autres façons de construire des châteaux de sable. Sur la plage d’une enfance en manque d’Espagne. » Ils ont pour carburant psychique l’énergie que dégage le mort qui est en chacun d’entre nous et avec lequel nous cohabitons, d’ordinaire dans l’oubli et le déni, cet enfant que nous avons été et qui n’est plus, « [l]e plus mort des morts, selon les mots de Bernanos : le petit garçon que l’on fut d’abord », la majorité en fait son deuil, les artistes et les écrivains à l’image de Charnet, eux, de sa perte, ils ne se consolent pas. C’est ce qui les cheville à leur ouvroir.
[1] Louis Althusser, « Du ‘Capital’ à la philosophie de Marx », Lire Le Capital, (1968), Paris, éd. Maspéro, Petite Collection Maspéro, n° 30, 1969, p. 12. Passage commenté par Jacques Rancière dans La Fable cinématographique, (2001), Paris, Seuil, coll. « Points », n° 812, p. 263.
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