Chronique du Grand Arrière (7). Quand j’étais jeune, le courant politique dans lequel je me reconnaissais, lequel était bien vivant, aussi a-t-il influencé une bonne part de la communauté intellectuelle et universitaire française dans les années 1960 et jusqu’à la fin des années 1970, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui, à l’image du recul considérable des idées et des thèses toutes tendances confondues du marxisme de la gauche et de l’extrême gauche, et si vous en doutez lisez donc le dernier numéro du Monde diplomatique dont le dossier « Pourquoi la gauche perd » devrait être inscrit à l’ordre du jour de toutes les réunions des cellules des groupes et des collectifs de notre camp, mais laissons, lorsque j’étais jeune, donc, notre mouvance avait l’habitude de pointer comme signe indubitable de révisionnisme et de pensée bourgeoise au sein de la théorie et de la politique révolutionnaires, ou prétendant l’être, tout ce qui de près ou de loin relevait de l’économisme, c’est-à-dire du penchant selon lequel on attribuait au développement des forces productives, et par conséquent au progrès scientifique et technique, un rôle crucial en vue de bouleverser les rapports de production, ce dont nous nous gaussions, en récitant à l’unisson notre bréviaire, le levier, c’était en effet la lutte de classes, et tout ce qui tendait à relativiser son importance, voire à l’occulter, équivalait à une déviation à rectifier urgemment, pour ne pas sombrer dans la pire des impuissances, celle du couteau sans manche ni lame… Et de nous esclaffer bruyamment, heureusement que Lénine et Mao n’ont pas versé dans ce travers car alors jamais ni les bolcheviks en Russie ni l’armée rouge en Chine n’auraient triomphé, et le mouvement ouvrier international attendrait toujours l’instauration des soviets en Allemagne en Angleterre ou sur le continent nord-américain, etc. etc.
Derrière mon micro, j’en vois qui se demandent où je veux en venir et comment je vais me rattraper, et si j’y parviens, comment je vais raccrocher les wagons à Paul Lafargue et au droit à la paresse.
Rassurez-vous. Je ne m’égare nullement. Je souhaite juste profiter de cette petite chronique pour poser que, parmi nous, et dans nos programmes et revendications, persiste un certain nombre d’illusions relatives à la place du travail dans le processus de transformation sociale et dans l’instauration d’un nouveau monde. En la matière les hommes de fer ne sont pas l’apanage du stalinisme, Stakhanov a été rendu possible par une certaine vision de ce que devait être une activité humaine libérée. D’ailleurs s’il en avait été autrement l’influence de Lafargue tempêtant contre la « valeur » accordée au travail au sein de la classe ouvrière, eût été nettement plus large et efficiente.
Aux droits de l’homme et aux rengaines vantant les vertus émancipatrices du travail, Lafargue oppose le droit à la paresse, laquelle paresse renvoie à une oisiveté qu’il serait hâtif d’assimiler à la propension ou à la volonté de ne strictement rien faire. Or cette caricature intéressée suggérant qu’il n’y a pas de salut moral ni de dignité humaine en dehors du travail ignore que, les Grecs puis les Romains ont regardé l’oisiveté comme une saine rupture avec le quotidien ses tâches et ses besognes, il est ce temps des loisirs où les Anciens échappent au labeur et aux obligations civiles, mais il n’est pas celui du désœuvrement, au contraire, il correspond à ce qui dans l’activité humaine est orienté vers l’épanouissement de l’individu, de la personne et du sujet, par une pratique enjouée et profonde de l’étude et des arts, et une attention apportée aux conditions en quelque sorte anthropologiques du bien-être, bref l’otium c’est à bien des égards le souci de soi et de la culture, le temps de l’existence, et pas seulement celui de la vie, ce qui exige de se dégager de la sphère de la production, de ce qui concourt à la subsistance, de se détacher des affaires et du calcul, de se libérer du negotium. Montaigne ne dit pas autre chose au livre I, chapitre 8 ("De l'oisiveté") de ses Essais, il est bon de le rappeler. Loin d’être un fumiste, Lafargue avait raison de mettre en garde ses camarades contre la servitude volontaire distillée par le salariat, ce nouvel esclavage auquel le prolétariat du XIXe siècle était voué.
À cette heure, où la tyrannie du temps réel transforme beaucoup de nos métiers, nous enchaînant aux écrans pour travailler presque continument, et dès notre réveil, quand nous commençons notre journée – télétravail ou pas - par répondre aux e-mails professionnels qui sont venus engorger notre messagerie, pour me cantonner à cette seule manifestation de notre asservissement, et qu’au fil de la matinée et de l’après-midi nous constatons, ce que nous vérifierons le lendemain, et encore le surlendemain, que des e-mails lorsqu’il y en a plus auxquels répondre, eh bien, d’autres, dans la même proportion, et insensiblement en une vague croissante et ininterrompu, sont arrivés, nous empêchant de souffler, de respirer, de nous reposer, et nous contraignant à rogner sur ce qui auparavant ne relevait que de nos domaines privé et intime, nous aurions sacrément intérêt à nous inspirer de Lafargue et de ses recommandations : pas plus de trois heures au turbin, c’est suffisant, et occupons-nous le reste du jour et de la nuit à nous cultiver, à « bombancer », à rire, à jouer et à jouir, à nous faire plaisir et à nous aimer. Je vous avais prévenu en ouverture de ce billet : le communisme est une utopie mobilisatrice, elle a pour horizon la société des loisirs.
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