Abdellatif Laâbi, « Les Voies de la littérature sont impénétrables ». Cet article a été publié ce jour dans Collatéral. En voici le début :
La lecture du recueil À deux pas de l’enfer a fait écho au long échange qu’Abdellatif Laâbi m’a accordé mi-avril lorsqu’avec son épouse Jocelyne il m’a accueilli à son domicile pour un dialogue d’environ trois heures autour de son œuvre et de son itinéraire personnel. Tout en évoquant ce que ces « vers libres » (Vivant !, in À deux pas de l’enfer) ont suscité chez moi, j’aimerais parvenir à restituer à la fois l’atmosphère chaleureuse de cette conversation et quelques questions qui, si je l’ai bien compris, tiennent particulièrement à cœur à Laâbi.
Il convient tout d’abord d’exposer pourquoi depuis plusieurs années Laâbi n’a plus envie de se plier à l’exercice de l’entretien littéraire. Il est en effet fatigué des questions qu’on lui pose, toujours les mêmes, celles touchant à sa langue d’écriture (le français), à son expérience carcérale, à la répression subie dans sa chair, à l’exil auquel il a été contraint puis à celui qu’il a choisi en décidant après un retour au pays natal de s’installer en région parisienne (sans pour autant s’interdire de revenir au Maroc pour des invitations à des manifestations culturelles ou quand il en a envie). En fait, ce que mon interlocuteur m’a signifié, c’est qu’il est las d’être cantonné par la critique,– la journaliste et l’universitaire –, à un périmètre restreint, celui de « la littérature marocaine en français » ou, pire, celui de la « francophonie » et de ses littératures ; et aussi je l’ai senti passablement irrité de la condescendance, même feutrée, avec laquelle on s’adresse à lui. Cette tristesse et ce début d’ulcération, je les comprends : Laâbi préférerait mille fois être interrogé sur le procès d’écriture, son esthétique et sa poétique, son appréhension de l’existence et de l’amour, son immense intérêt pour la nature et le monde végétal (les arbres, notamment). Or, comme beaucoup d’autres écrivains en provenance du « Sud » et des « périphéries » francophones, on l’enferme dans un rôle et un statut, on le circonscrit à une position subalterne dans le paysage poétique contemporain. Bref, on agit envers lui en « l’exotisant » alors qu’il voudrait être traité, simplement, comme un écrivain. La notoriété qu’il a acquise (prix Goncourt de la poésie en 2009 et Grand prix de la francophonie de l’Académie française en 2011) est donc ambivalente : son audience demeure restreinte (à l’image de celle de la poésie dans le marché éditorial) et surtout il souffre d’être perçu comme une « figure majeure de la littérature francophone », et non pas comme l’auteur d’une production parmi les plus importantes du demi-siècle écoulé (une soixante d’ouvrages comprenant, outre ses livres allant du poème au roman, à l’essai et au théâtre, de nombreuses méticuleuses et inspirées traductions de l’arabe : Mohammed al-Maghout, Mahmourd Darwich, Ashraf Fayad, Najwan Darwich, les plumes réunies dans l’Anthologie de la poésie palestinienne d’aujourd’hui, etc.).
J’avoue qu’en écoutant Laâbi, en mon for intérieur, je n’étais pas faraud. J’éprouvais même un léger malaise car je percevais nettement que mon appréhension de son travail d’écriture et de son itinéraire ne s’émancipait pas totalement des modalités par lesquelles le champ littéraire français et ses annexes en français inventent, légitiment et célèbrent les écrivains, a fortiori quand ils ressortent d’une minorité.
Pendant cette après-midi d’avril et, depuis, chaque fois que je me la suis remémorée, j’en ai conclu que, malgré la teneur politique et la dimension romantique du « discours » que je tiens sur Laâbi, je ne peux pas raisonnablement m’estimer quitte des remarques et critiques de l’écrivain à l’endroit des journalistes et des universitaires, « spécialistes » ou non des littératures du Maghreb, mon approche le concernant ne se distinguant pas, en structure, de celle qui a cours au sein des différentes agences culturelles mises en place par la France, de l’École, de l’opinion « éclairée », de leur versant progressiste (dominant parmi une Francophonie institutionnelle et académique qui maquille sa contribution au maintien de la domination française sur les « confettis » de l’Empire et ses zones d’influence dans le paternalisme et la bluette d’une langue « commune » ou « en partage »). Il faut ici m’expliquer.
J’ai entendu parler d’Abdellatif Laâbi en 1972. J’étais lycéen. Laâbi avait en 1966 fondé la revue Souffles avec Mostafa Nissaboury, Ahmed Sifrioui, Mohammed Khaïr-Eddine et une poignée d’autres dont Abraham Serfaty. Leur projet constituait une « réplique » offensive (sur ce qu’on appelle à l’époque le « front culturel ») à la politique antisociale et autoritaire de Hassan II (la répression sanglante, le 23 mars 1965, de lycéens et de leurs parents manifestant contre une réforme de l’enseignement a été de ce point de vue un élément déclencheur). Souffles a eu un grand retentissement, non seulement au Maroc mais bien au-delà du Maghreb, au sein du monde arabe. On peut y voir l’équivalent d’un « geste », l’esquisse d’un renouveau, d’une nahda alliant les lumières de la raison, le souci de la justice, une faim incommensurable de liberté et d’émancipation. L’objectif poursuivi était ambitieux : il s’agissait de parachever la décolonisation en désaliénant les esprits et de contrecarrer la volonté de la monarchie à instrumenter la tradition, dans sa dimension la plus conservatrice et la plus féodale. Souffles a constitué une avant-garde révolutionnaire, tant sur le plan artistique que sociétal, qui a cherché à promouvoir la modernité et des formes contemporaines d’expression avec le substrat et legs du peuple, d’où une démarche n’opposant pas l’écrit à l’oral, ni le français à l’arabe, et n’occultant pas l’apport juif séfarade ni le socle amazigh. Politisée à l’extrême-gauche, dans la mouvance marxiste-léniniste, elle s’est heurtée à l’intransigeance du pouvoir de Hassan II qui l’a jugulée en 1972. Laâbi écope alors de dix ans d’emprisonnement, il en effectue huit ; il est torturé. Ses proches, et en premier lieu Jocelyne, sa compagne (épousée en 1964), lui apportent un indéfectible soutien. J’étais de celles et de ceux qui réclamaient la libération du prisonnier 18611 (le matricule Laâbi quand il était détenu à Kenitra). Notre solidarité n’oubliait pas, naturellement, Abraham Serfaty ; ni les camarades d’Ila al-Amam (En Avant) ; ni toutes celles et tous ceux qui, dans leur pays, aspiraient à la démocratie, et s’interrogeaient quant à la marocanité du Sahara occidental. C’était l’époque où l’internationalisme primait sur les identités, les origines culturelles, les religions (dont la plupart d’entre vous et nous-mêmes nous étions défaits), à Paris Henri Curiel n’avait pas encore été assassiné...
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