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"N'oublie rien" de Jean-Pierre Martin...



ON AVAIT RAISON DE SE REVOLTER ! Pour être là où cela se passe, de sorte de ne pas rater le train de l’Histoire, encore faut-il avoir l’âge d’y être. De toute mon existence, j’ai traîné le regret (ô combien romantique – et névrotique) d’être né beaucoup trop tard pour participer, de l’intérieur, aux quelques moments incandescents qui ont fait croire qu’en France aussi le monde allait changer de base… Ce même déplaisir, pendant le mouvement des Gilets Jaunes, m’a poussé à y prendre ma part avec passion et élan, ce qui impliquait de courir des chimères et d’esquiver les mauvais coups, je m’en suis expliqué dans une série de Scènes de la guerre sociale (Le Bateau ivre, 2020). Avec le recul des quatre années écoulées, je perçois ce combat (collectivement perdu) comme ayant été pour moi une médiocre session de rattrapage : ah, si j’avais eu vingt ans en 1970 quand le jeune homme (dont Jean-Pierre Martin retrace le parcours) milite à la Gauche prolétarienne, est arrêté et jugé pour « apologie du crime d’incendie volontaire » sur la base d’un tract qu’il a diffusé, lequel saluait l’attaque au cocktail Molotov de la Direction des Chantiers de l’Atlantique, suite à des accidents ayant provoqué la mort de plusieurs ouvriers. La lecture de son récit, N’oublie rien (Éditions de l’Olivier, 2024), a avivé cette puérile déception dont l’aveu me vaudra d’être copieusement brocardé. Peu importe, ces pages m’ont ému et vivement intéressé. Les situations relatées par Jean-Pierre Martin m’ont en effet ramené aux années 1970 et à mon adhésion au communisme puis à mes activités « oppositionnelles » autour de la revue bordelaise Positions.


Je ne force pas le trait en affirmant qu’entre lui et moi bien des épisodes de nos itinéraires respectifs sont en résonnance, en dépit du fait que lui a su éviter le louvoiement auquel de mon côté je me suis astreint : il est allé à la classe ouvrière, il s’est établi en usine ; je suis demeuré dans le giron des « révisionnistes », d’une part parce que le hasard a mis sur ma route un cheminot d’origine espagnole membre du PCF, et non pas un membre prolétarien ou établi de la mouvance marxiste-léniniste[1], et d’autre part en raison du fait que j’ai suivi à la lettre les recommandations prodiguées par Louis Althusser, lors d’une mes visites chez lui à la rue d’Ulm, pour qui il était essentiel de demeurer « au plus près » du PCF et de la CGT, et de ne pas réitérer l’expérience de nos aînés lesquels avaient en décembre 1966 fondé l’Union des Jeunesses Communistes marxistes-léninistes (UJCml). Parce que j’ai toujours été en quête d’un père, je lui ai obéi. Ce qui m’a voué pendant des années à un épuisant numéro d’équilibriste, à la limite (sur le plan politique) du dédoublement schizophrène, puisqu’il fallait mener la bataille sur deux fronts, à l’intérieur et à l’extérieur du parti, en conciliant l’appartenance à l’UEC-Georges Marchais et la désapprobation de sa ligne réformiste, ce qui, pour notre « ville » (je reprends la terminologie décrivant la structuration de l’UEC), où les « dissidents » étaient majoritaires, s’est traduit, par exemple, par l’invitation de Michelle Loi à un meeting consacré à l’écrivain chinois Luxun, aux intellectuels et à la révolution, l’appel à la manifestation (interdite et violente) contre l’extradition de Klaus Croissant, un des avocats de la Rote Armee Fraktion (RAF), une série de contacts pris par quelques-uns d’entre nous avec Herri Batasuna, la « vitrine » légale et électorale d’ETA militaire, etc. Faut-il préciser que nous étions dans l’affrontement permanent avec la Fédération de la Gironde du PCF et notre Bureau National, lesquels nous regardaient comme des gauchistes ? Mais, sur ce point, je me suis déjà assez étendu.


D’autres analogies, plus personnelles, méritent d’être signalées car elles ont incontestablement joué dans ma réception de N’oublie rien, en activant de multiples réminiscences d’une « époque épique » où la plupart de nos contemporains n’avaient, hélas, précisément plus rien « d’épique » (je paraphrase et m’approprie volontiers une formule de Léo Ferré dans « Préface »). Je me contenterai d’en mentionner deux : jusqu’au blanchiment de mon casier judiciaire[2] des démêlés avec la justice m’ont interdit de préparer le concours de l’agrégation ; et, si je n’y ai pas été enfermé, l’univers carcéral ne m’est pas totalement étranger attendu que j’y ai enseigné trois ans (au Centre de détention de Melun, à Paris à la Santé et à Fresnes), à mon retour d’Afrique, comme chargé de cours au « Service des étudiants empêchés » de l’université Denis Diderot-Paris 7, lequel a été créé à sa sortie de prison par Alain Geismar (directeur de La Cause du peuple avant que Jean-Paul Sartre en prenne la responsabilité)… Exactement comme pour Des livres et des femmes (2021) de Michel Schneider, l’ouvrage de Jean-Pierre Martin a fait grossir en moi l’envie, un jour, d’examiner comment et pourquoi, pendant dix ans, entre mes quatorze et vingt-quatre ans, de 1970 à 1980, je me suis comporté en révolutionnaire sans solde, en délicatesse parfois avec la légalité. Il n’est pas impossible que, demain, l’espace romanesque me le permette ou que des notes sans destination publique débrouillent (un peu) cet écheveau. Pour l’heure, j’ai à pointer deux ou trois thèmes qui, dans N’oublie rien, m’ont bouleversé.

 


[1] Bordeaux n’étant pas un bastion marxiste-léniniste, les établis y étaient rares, et fantomatiques la Gauche Prolétarienne et le Parti Communiste marxiste-léniniste de France, les groupes locaux avaient la suprématie, scissionnant fréquemment au gré de querelles souvent arbitrées (?) par Jean-Paul Abribat – que je n’ai rencontré qu’à la faculté et qui a terminé au… PCF, en grugeant Positions notre « fraction » (de fait). Pour cette faiblesse, je ne lui en ai pas voulu, il avait besoin d’un auditoire et d’être aimé, et ledit parti cherchait un intellectuel pour ses tribunes… Jean-Paul, après s’être fait la tête de Karl Marx, s’est identifié à Sigmund Freud. Et, sans cesser de militer, il a apposé sa plaque de psychanalyste. Il apparaît dans le film Enfin pris ? (2002) de Pierre Carles, dans une (désopilante) scène tournée en son cabinet du boulevard Franklin-Roosevelt :

[en ligne] https://www.dailymotion.com/video/xjejmm [consulté le 4 avril 2024].

Vous demandez-vous pourquoi je ne jette pas la pierre à Jean-Paul Abribat ? J’estime qu’il n’avait pas tort quand, devant la caméra, il affirmait : « Ne sommes-nous pas incurablement dans la naïveté et l’innocence de notre aveuglement sur nous-mêmes ? ». Cette lucidité l’honore. Que la terre lui soit donc légère.


[2] Bouvet, l’avocat du narrateur de N’oublie rien, l’alerte contre les conséquences de sa condamnation (deux mois de prison) : « J’espérais un sursis. Ce qui est plus embêtant, c’est que votre casier n’est plus vierge, avec du ferme. Vous ne pourrez pas passer les concours, vous ne pourrez pas être fonctionnaire. Jusqu’à ce que vous bénéficiiez d’une amnistie. On fait appel, si vous voulez. » (p. 162-163) Moi non plus, je n’ai pas fait appel. Je me suis acquitté de mon amende et j’ai repoussé l’inscription à l’agrégation à des jours plus riants. Comme Jean-Pierre Martin, je suis aujourd’hui professeur émérite…


La suite de cette contribution se trouve ici, sur Collatéral :



Merci à Simona Crippa et Johan Faerber d'avoir publié ce texte qui, pour moi, importe au plus haut point.





Portrait par Lîlâ Mei (5.XII.2019)


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