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Nos vies du mauvais côté des portes closes ?

Dernière mise à jour : 29 juin


Il est probable, c’est ma conviction, que nous, les humains, nous traversons l’existence, ce peu de temps qui nous est octroyé par le mouvement même de la matière, toujours et en permanence flanqués, veillés et couvés par des fantômes, et que, pour celles et ceux d’entre nous qui écrivent, c’est en conversation avec des morts que nous tissons nos textes lesquels font linceul de notre vivant. Cette certitude – d’aucuns me reprendront en me faisant remarquer qu’il s’agit d’une pauvre croyance –, en tous les cas cette mienne conviction m’incite à songer que Lori Saint-Martin et moi, dans notre relation, très exactement du 8 novembre 2013 jusqu’à son décès, nous avons été constamment escortés par des esprits en embardée à l’horizon de nos mélancolies.

 

Amis, Lori et moi, nous l’avons été immédiatement, peut-être parce que nous nous étions reconnus. Cet élan réciproque, une décennie durant, ou quasiment, nous l’avons cultivé. D’abord, lors d’une suite soutenue d’échanges, de 2013 à 2017, puis de manière épistolaire, la pandémie de la covid 19 n’ayant pas favorisé le resserrement de nos liens, préalablement distendus du fait de mon départ de l’université de Bordeaux où j’avais la possibilité de développer mes activités comme je l’entendais, l’équipe de recherche à laquelle j’appartenais m’accordant sa confiance ; à compter de la rentrée 2015, je n’ai plus été en mesure de mettre en place une journée d’étude annuelle rassemblant, dans un climat de joyeuses retrouvailles, des collègues de Barcelone, de Grenade, de Münster et de Szeged, et des doctorants – une chaleureuse compagnie à laquelle Lori s’était agrégée. Aussi mes regrets sont-ils vifs de n’avoir pas assisté les 16 et 17 septembre 2019 au colloque « ‘(Re)découvrir Nelly Arcan’ à Paris » au cours duquel elle est intervenue. Certes, j’avais des raisons d’être absent d’une manifestation dont j’étais membre du comité scientifique : en l’occurrence, mon incapacité de parler, disons, « froidement » de Nelly Arcan et de sa production littéraire, et mon embarras devant la récupération dont celle-ci était l’objet dans un milieu culturel et académique qui ne l’avait pas beaucoup mieux traitée que certains animateurs d’émissions de télévision…

Évidemment, de ce rendez-vous manqué avec Lori, je suis navré car il me renvoie à mon incompréhension de ce qu’à Montréal Nelly m’avait confié, en 2009, avant son suicide, quand nous avions chacun tenté de préciser où nous en étions de nos trajectoires, de nos attentes et de nos rêves.

Mais inutile de me répandre davantage en vague à l’âme et en bourdon, il suffit de (me) rappeler que le 8 novembre 2013, à l’UQAM, lorsque j’ai pris la parole à l’invitation d’Audrée Wilhelmy et de Samuel Archibald[1], Lori était à ma droite, et que j’ai entamé ma communication en saluant la mémoire de Nelly, laquelle a été parmi les cinq écrivains qui, ayant lu mon premier manuscrit de littérature, m’ont encouragé à poursuivre dans cette voie.

Bref, quand j’examine le bout de route partagé avec Lori, sur les plans professionnel et personnel, j’ai le sentiment que ce chemin de concert parcouru a été accompagné par des ombres, celles de disparu(e)s que nous avions fréquenté(e)s et d’autres que nous n’étions pas à même d’identifier. Pour Lori, naturellement, j’ignore ce qu’il en a vraiment été mais, moi, de cette impression, je ne puis me défaire, à cette heure elle est même renforcée, à mes yeux en effet, qu’on le veuille ou non, on vit avec les morts, et chaque fois qu’on les évoque on leur permet d’échapper à un anéantissement plein et entier, on leur offre un supplément de présence.

Voilà ce à quoi je souhaite m’employer pour et avec Lori. Ainsi vais-je, à partir d’une formule apparaissant en ouverture ou presque de son roman Les Portes closes (Boréal, 2013), et de ce qu’elle suscite chez moi, tirer et surtout dérouler un fil associatif susceptible de nouer à la manière d’un tombeau les deux ou trois choses que je sais de Lori Saint-Martin ou que je m’imagine avoir discernées chez elle.

 

Nous nous découvrons, Lori Saint-Martin et moi, le 8 novembre 2013. En mars, est paru Les Portes closes, un roman à deux voix, celle de Philippe et de Catherine (deux peintres), qui en s’inspirant de La Barbe-bleue, le conte dont Charles Perrault a donné une version fameuse, pose comment le mariage, sur fond de guerre des sexes, participe dans la société patriarcale à la fois de l’épreuve et, pour paraphraser Julia Kristeva et Philippe Sollers, d’« un des beaux-arts ». Les protagonistes de ce récit sont pris dans une relation dissymétrique (scellée par un « pacte ») assignant à Catherine « la charge du quotidien avec tout ce qu’il a de pesant », au détriment de sa création et au prix d’une incommensurable insatisfaction, et à Philippe les prérogatives d’un minotaure de la peinture : soustrait au regard de sa compagne, derrière la porte de l’atelier dont l’accès est interdit à celle-ci (même si elle en a la clé), il se repaît de ses modèles une fois ses toiles achevées.

Au début de mon séjour montréalais, je n’avais aucune idée de cet ouvrage qui campe le portait d’un « ogre debout dans l’embrasure de la porte » nourrissant son œuvre de la chair fraîche des jeunes femmes qui posent pour lui ; dans ma besace, fortement influencée par des interventions en avril 2013 de Jacques-Alain Miller au Théâtre Sorano de Toulouse (à l’instigation de Christine Angot) et par sa préface au Livre VI, Le Désir et son interprétation, du Séminaire de Jacques Lacan (2013), ma communication était titrée « Le Crépuscule des ogres »…

 

Dans Les Portes closes, affleure la solitude radicale du sujet, y compris au sein d’un couple s’inscrivant dans le temps long malgré les vicissitudes quotidiennes : « […] un infime décalage nous sépare toujours des autres, la fraction d’éternité que met la lumière à faire le voyage entre l’objet convoité ou la personne aimée et nous. » Catherine et Philippe, les protagonistes du livre de Lori, n’échappent pas à la règle : après « trente-quatre ans et des poussières » en ménage avec « Barbe-bleue », Catherine est « encore vivante », elle « souri[t], [elle] marche, il ne [lui] a pas tranché la gorge », elle juge qu’ « [i]l [l’]aime, il dort à [s]es côtés, il [lui] est même loyal à sa façon » ; Philippe, lui, constate qu’« [o]n croit se parler, se toucher, mais c’est une illusion », et il ajoute : « [m]ême avec la plus aimée, notre femme de toujours » car « dans sa tête, elle est peut-être ailleurs : indifférente, hostile ou simplement oublieuse », avant de conclure, résigné et réaliste : « Seul seul, au début comme à la fin. Mais je ne peux être bien, seul, qu’avec elle. » Cela signifie-t-il que l’amour, quand il se distingue de la passion et de sa fureur, l’agapè tempérant l’éros, relève d’une salutaire et raisonnable « névrose », le couple offrant un havre (mais pas de tout repos) pour surmonter la gageure de conjuguer et d’articuler deux solitudes, dans l’illusion paisible d’affronter et d’assumer la finitude ? Sous la plume de Lori, aucune caricature ni schématisation. Les positions, réactions et attitudes endossées par Catherine et Philippe n’obéissent pas à une logique impartissant à l’un le rôle et la fonction de grand-artiste-méchant-homme et à l’autre de victime sacrificielle : « J’ai persisté et maintenant je signe, j’ai terminé, je rebondis. Je suis cette espèce de personnage en caoutchouc au fond lesté qui se remet debout à chaque fois qu’on tape dessus. Mais je sais frapper moi aussi, à mon heure. » L’arpentage rigoureux du huis clos conjugal par Lori a-t-il déterminé certaines ou plusieurs de mes investigations quand j’ai enfermé Jean et Mathilde dans le fantasmatique château de Labrune pour scruter leur délitement dans un amour qui, faute de les raccorder, les fige dans le soliloque et la frustration ? Cette hypothèse qui ne m’a pas effleuré jusqu’à la rédaction de ces lignes, je ne l’écarte pas. Sous ce prisme, avec Les Portes Closes et Garonna in absentia (2021), Lori et moi aurions par le biais de la fable, et à environ dix ans de distance, interrogé l’aphorisme célèbre « [i]l n’y a pas de rapport sexuel », puisque pour les sujets parlants que nous sommes « [l’]amour, c’est deux mi-dire qui ne se recouvrent pas[2] » et que, au cœur de ce sentiment, niche toujours un soupçon de haine et d’agressivité, un zest de désir de mort et un parfum de crime, les figures des partenaires se superposant à celles des adversaires, des rivaux et des rivales : la « recette » pour un couple ne réside-t-elle pas dans la place concédée à un « spectre », à une personne « en négatif », a fortiori quand celle-ci est, comme Élise, décédée : « Il y a encore une chose que je n’ai jamais dite à Philippe, mon plus grand secret, ma plus grande méchanceté envers lui : j’ai ces photos d’Élise. […] Une petite série que j’ai croquée très vite, sans lui demander la permission. […] Élise est assise à la table de la cuisine, sa tasse devant elle, l’air triste et lointaine, puis rêveuse, avec un petit sourire intérieur. […] Ce sont des images imparfaites, pas des œuvres. […] Meurtre, suicide, accident ? Je préfère presque penser qu’Élise a choisi, qu’elle a eu ce qu’elle voulait pour une fois. Elle est seule à la table, mais à côté d’elle on voit une deuxième tasse vide, la mienne. […] Philippe donnerait tout, il donnerait notre maison, pour revoir son image. Il l’idéalise bien assez déjà, sans que je lui permette de comparer son jeune visage au mien. Punition ou récompense des survivants : avoir le temps des rides, des flétrissures. […] Tiens, si je les lui offrais comme cadeau d’anniversaire de mariage ? »

 

En romancière, et en féministe culturaliste, Lori Saint-Martin se garde d’attribuer l’oppression des femmes à l’assiette psychologique de l’autre sexe. Elle différencie la vision que Carmen se fait du parcours de Catherine de l’image qu’en a celle-ci : « Carmen est partie avec ma voix enregistrée, avec ma vie. Je lui aurai donné un chapitre peut-être, un fil parmi d’autres. […] La question qu’elle n’a pas posée, et la meilleure, la seule : votre douleur a été le moteur de l’art de votre mari. Le sacrifice en valait-il la peine ? […] Mais ce n’est peut-être pas encore ça, la question. Ma douleur a nourri aussi mon art à moi. Qu’aurais-je peint sans elle ? […] Sans ma douleur qui a engendré ma colère, rien n’aurait existé. » Ce que fustige Lori, ce sont les mécanismes de pouvoir qui, malgré leurs différends, réorganisent la connivence libidinale, sentimentale et sociale de Catherine et Philippe en complicité à l’encontre des « filles » qui « se plaisent à être nues devant [Philippe], en attendant [il] les touche ». Celles-ci apprendront à leurs dépens qu’« [u]n vieux mariage, c’est ainsi, une série de gestes définitifs qu’on n’accomplit pas » et « [u]n couloir de portes fermées », et qu’elles n’ont été, pour l’un et pour l’autre des époux, que des utilités : « Pour elles l’humiliation, la défaite ne font que commencer », tant Catherine et Philippe, « [m]onstres calmes, salauds souriants », font « la paire ».

À ce stade, s’impose une mise au point : je n’ai en rien l’intention de rabattre le romanesque sur le vécu ! Ce travers m’étant étranger, je ne suppute pas reconstituer la trajectoire de Lori Saint-Martin en postulant que celle-ci se donne à lire et à déchiffrer dans ses narrations, et en particulier dans cette fiction, ce serait singer la candeur et l’innocence de Michel Lamy, un personnage très secondaire des Portes closes, lequel « rêve de faire [l]a biographie » de Philippe et qui se heurte au refus de ce dernier d’être réduit à « symptôme » et de s’épancher : «  Vous avez une enregistreuse ? Enlevez les piles, s’il vous plaît » ; « Je lui dis que je l’écoute et il se lance, je ne l’écoute pas » ; « Écrivez sur mes tableaux si vous voulez, mais pas sur moi et les miens ». Je serais fort chagrin si, à bon droit, les reproches épidermiques, que Philippe adresse à Lamy et celles et ceux qui abordent le travail artistique sous l’angle étroit et déformant du biographique, m’étaient opposables : « Je déteste qu’on se souvienne de mon passé, qu’on déterre ou qu’on fabrique des récits sur moi. Quand on se rappelle ce que j’ai oublié ou voulu oublier, on m’arrache des lambeaux de chair. […] chacun a une version de moi, un morceau de moi. Qu’ils me rangent dans leur musée de cire imaginaire, m’épinglent à leur tableau de chasse, prétendent me résumer, me connaître, voilà qui me rend malade. » La vérité littéraire m’importe davantage que les rapports de police. Lori, il me semble, n’en doutait pas, qui elle-même se gardait d’interpréter ma prose comme le calque de mon parcours, attendu que chacun de nous s’écartait du naturalisme et du vérisme, l’écriture (comme le cinéma) n’étant pas la vie même si elle nous en entretient. Dans Les Portes closes, les commentaires d’un Philippe triomphant d’avoir berné la critique ont valeur de métadiscours et je crédite Lori (postulant un analogue processus de sublimation entre pratiques picturale et scripturale) de les avoir conçus en guise d’avertissement et de plaisante alarme : « Mes toiles respirent la sérénité, malgré une étrangeté diffuse. Les nus aussi sont des géométries. Et pourtant, mes surfaces froides, lisses, mathématiques ne sont que des paravents. […] Ils n’ont rien vu, les exégètes, les savants, les marchands, les banquiers qui me collectionnent. Je les ai tous eus. » Et comme, de son « mentir-vrai », Lori jouait avec habileté, j’en déduis qu’elle aurait applaudi en m’écoutant proférer que, dans l’espace clos du texte, lorsque le signifiant glisse vers le symptomal, le travail des formes et l’usage poétique de la langue concourent à l’élaboration d’un savoir spécifique du monde et des situations, souvent plus acéré et plus dérangeant que celui de la pensée logico-déductive et des sciences – le savoir de la littérature, lequel se déploie à l’opposé d’une hypothétique restitution directe, documentaire, de l’expérience.

 

Sur mon exemplaire des Portes closes, au stylo bleu et répartie en trois lignes, Lori Saint-Martin a consigné cette énigme en dédicace : « À Jean-Michel Devésa, /des portes qui / s’ouvrent ? » Si le sort et l’âge épargneront à Lori les rides et les flétrissures, à nous qu’ils affecteront, non, pardon, à nous qu’ils affectent déjà, il restera un mystère que jamais nous ne pourrons percer : la porte intérieure sur laquelle le regard de Lori était braqué, sur quelle tragédie avait-elle été refermée, et sur quelle douleur autre que celle, ordinaire, de la finitude humaine son écriture a-t-elle fait couvercle ?

 

 


[1] Audrée Wilhelmy et Samuel Archibald m’avaient convié à participer à la journée d’étude « Violence, érotisme et littérature. L’écriture du corps brutalisé dans l’imaginaire littéraire contemporain ». Ma contribution visait à analyser le corps contraint et ses représentations chez Régis Jauffret, dans Sévère (2010) et Claustria (2012). Son enregistrement est disponible à l’adresse suivante : [en ligne] https://oic.uqam.ca/mediatheque/violence-erotisme-et-litterature-lecriture-du-corps-brutalise-dans-limaginaire-litteraire-contemporain [consulté le 11 juin 2024].

[2] Jacques Lacan, Les non dupes errent, Séminaire 1973-1974, 15 janvier 1974, Paris, Association freudienne internationale, 2001, p. 101.










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