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  • Photo du rédacteurjmdevesa

Paolo Roversi, photographe de l’autre lumière



Cet article rédigé à l'occasion de l'exposition parisienne du photographe n'a pas pu être publié dans le journal auquel il était destiné pour des questions de logistique (ce qui n'est en rien problématique, cela arrive, et il convient de comprendre la situation de plus en plus difficile dans laquelle se trouve la presse). Je crois qu'il peut intéresser mes lectrices et lecteurs.



À Paris, ce printemps, l’événement photographique se déroule au palais Galliera à l’occasion d’une riche manifestation consacrée à Paolo Roversi (il en est le directeur artistique), un peu plus de trois années après la rétrospective tenue en sa ville natale de Ravenne (9 octobre 2020-10 janvier 2021). Elle « réunit 140 œuvres dont des images inédites, des tirages Polaroid, des archives (magazines, catalogues…) » et restitue son parcours, celui d’un « photographe de mode exceptionnel » et d’un « poète ». Pour approcher cette œuvre, le public peut se reporter à un substantiel catalogue (Paris Musée, 2024), codirigé par Sylvie Lécailler et par Paolo Roversi lui-même, et à un ouvrage, Lettres sur la lumière (Gallimard, 2024), rassemblant la correspondance de ce dernier avec le philosophe Emanuele Coccia (19 juin 2021-15 octobre 2022).


À l’entrée de l’exposition, un carton prévient : « le palais Galliera devient son studio, espace imaginaire, lieu de réinvention poétique du monde ». Il suffit d’en franchir le seuil pour déambuler dans l’arrière-scène d’un « Théâtre » (la photographie qui, lors de ma visite, m’a ébloui et égaré), de l’autre côté de lourdes tentures qui protègent et abritent l’affleurement du désir et de quelques-unes de ses créatures : parmi les plus ébranlantes celles qui se détachent d’une blancheur aveuglante de linceul et de craie (« Nudi »). Aux côtés d’un de ses instruments de vision préférés (« Autoportrait », 2011), Roversi nous invite à une incursion dans un onirique dédale, la mode fournissant à chacun un imparable alibi pour larguer les amarres et appareiller pour une dérive psychique sans égale, sa ligne de fuite ayant comme compas le « modèle intérieur » (André Breton).


La hiérarchie à laquelle souvent les photographes eux-mêmes consentent et qui distingue la photographie de mode d’une part de celle en prise avec la réalité sociale et d’autre part de celle à visée artistique, irrite Paolo Roversi. Il la conteste en raison de sa pratique et en vertu de l’esthétique dont il se réclame. La photographie n’est pas à ses yeux « typique de la modernité industrielle ». Et lorsque, réaliste, elle témoigne, elle est bien davantage que documentaire. Son histoire ne commence en aucune façon avec Nicéphore Niépce : elle est celle des moyens inventés par les humains pour conserver les contrastes et les formes que dessine la lumière (Roversi en est un des « scribes »). Les photographes l’extériorisent ainsi les clichés qu’ils portent en eux. Ici, on est à un « clic » d’une métaphysique et d’un exercice spirituel, ce que Roversi synthétise en ces termes : « Pour moi, photographier ne signifie pas cadrer quelque chose de la réalité environnante pour l’enfermer dans l’appareil, mais plutôt réveiller quelque chose qui se trouve en moi et le porter à la lumière. C’est pour cela que j’aime dire que l’on ne prend pas une photographie, on la donne. » Dans ces conditions, non seulement « [l]a beauté est une invention de la lumière » mais aussi on est en droit d’affirmer (en citant Robert Franck) qu’« une bonne photographie est une photographie humaniste qui contient une vision ». Bref, photographier, c’est une idée qui rend manifeste l’immortalité dont la lumière nous oint, et qui ne fixe pas ce qui s’est produit, l’instant évanoui dont nous voulons conserver une trace. Aussi, récusant les griefs ayant trait à la superficialité dont on accable la photographie de mode, Roversi en vient-il à réorganiser le champ photographique selon le paradigme opposant la laideur à la beauté :


l’autre jour, j’ai été invité à une émission télévisée, une table ronde à laquelle participaient trois reporters de guerre et trois photographes de mode. Une fois de plus, j’ai eu la confirmation que les reporters de guerre, et de manière générale ceux qui pratiquent une photographie d’intérêt social, considèrent les photographes de mode comme une catégorie inférieure. Leur photographie est, selon eux, une entreprise humanitaire capable de changer le monde. Nous, photographes de mode, sommes au contraire jugés superficiels et inutiles. Cela m’a toujours agacé. […] Comme le dit très justement Susan Sontag, la photographie aime le drame, elle se trouve à son aise dans la douleur et la tragédie. Il existe les photographes de la douleur et des laideurs du monde et il existe les photographes de la beauté, de la joie de vivre : les photographes de guerre et les photographes de paix. Les images des premiers ne sont pas, d’un point de vue humain, plus riches, plus profondes ou plus glorieuses ; elles sont seulement plus tragiques.

 

Dans son échange avec Roversi, Emanuele Coccia crédite l’univers de la mode d’avoir hérité « du programme des avant-gardes artistiques du début du siècle dernier : l’exigence de faire coïncider l’art avec la vie. » Loin d’être le siège du transitoire et du luxe, il serait « [l]e cheval de Troie idéal pour faire entrer l’art dans la vie quotidienne de tous les êtres humains, sur toutes les latitudes géographiques et culturelles. » Il avance que la mode participe de « la construction d’une liberté psychique, morale » et que « les vêtements sont un champ de bataille moral et politique, non quelque chose qui leur est extérieur. » On saisit que Paolo Roversi considère que son travail, ne cédant en rien à la futilité, est légitime puisqu’il concourt à une élucidation de la beauté, c’est-à-dire à une élucidation du mystère de celle-ci.


Pour ce déchiffrement, Roversi a besoin de muses (« Kirsten Owen a été ma première muse »). Par leur « présence », leur « lumière », leur « pureté », celles-ci renvoient aux « anges de [s]on enfance » tant elles irradient : 


La présence est quelque chose qui dépasse l’apparence et la simple représentation de la personne. C’est un peu comme sentir affleurer l’invisible. Quelque chose de plus profond. On peut toujours photographier un visage, en sentir la présence, c’est différent. La question n’est pas de savoir si le visage ou le corps de la personne sont nets ou bien éclairés. La présence ne reflète pas la lumière qui lui arrive, mais émet au contraire la sienne propre. Il s’agit d’une autre lumière qui révèle l’être.

 

Coccia risque le mot de « chamane » pour caractériser l’attitude de Roversi. Si aujourd’hui son atelier a valeur de « lieu mental » (il est « partout », c’est « un coin de [s]on esprit »), cet espace de labeur et de réflexion prolonge l’« atmosphère, entre rêve et réalité, entre fantômes et figures réelles » de sa « chambre d’enfant ». Dans Lettres sur la lumière, Roversi relate qu’elle a été sa « première chambre obscure, c’est-à-dire [s]on premier appareil photographique, à l’intérieur duquel [il] dormai[t] » si bien que « chaque appareil photographique » dont il se sert est « une évolution plus ou moins réussie de cette chambre obscure primordiale ». Faire le point, capter la lumière, conduit ainsi, et sous certaines conditions, à entrevoir, sinon à cerner, un point sensible (lequel me ramène au « point sublime » cher à André Breton) :


[…] la représentation photographique crée une étrange et mystérieuse distance dans le temps et l’espace, tout en provoquant une très forte proximité, un nouveau type de lien. C’est l’autre dimension où la vie et la mort se touchent, superposées l’une à l’autre. Chaque photographie contient cette ambiguïté : c’est une petite mort, un instant meurtri qui est toujours à la fois une sorte de résurrection. Qu’il s’agisse de personnes défuntes ou encore vivantes, c’est comme si elles venaient de l’au-delà. La photographie vient toujours de l’au-delà. Les personnes photographiées font toujours partie d’un autre monde, d’un autre temps, comme des fantômes appartenant à un passé qui se trouve pourtant devant nos yeux : il s’agit d’une présence absente, d’une absence présence.

 

Si la photographie fixe les fantômes avec lesquels nous vivons, une fois couchés sur papier, ceux-ci agissent sur nous, non plus en nous hantant, mais en nous conviant à les contempler comme des fantasmes purgés de leur charge négative – l’allégorie spectrale de nos désirs.


Ces lignes surprendront celles et ceux qui repèreront, dans cette chronique, ma propension (et mon entêtement) à « lire » Roversi en fonction de mes références (le surréalisme, Roland Barthes, Tel Quel) et non en vertu des siennes. Son usage de la chambre claire de grand format et donc un temps long de pose, son emploi du polaroïd comme vecteur et instrument de création (et non pas comme « test »), son recours dans certains cas à la lampe torche, sa capacité dans ses séances à intégrer le hasard et ses aléas, bref, son art dépasse et déborde à mon avis ce qu’il en exprime sur le plan théorique (et qui est discutable, quand il évite de discerner le statut iconique du dessin et de la peinture de celui indiciel de la photographie). Cette opinion, je la soutiens d’autant plus que m’y encourage sa propre observation : « La lumière fonctionne toujours, unique et particulière, au-delà des intentions du photographe et de son appareil : la lumière aime être modelée et étalée, mais elle sait aussi se montrer autonome et indépendante. »


Parmi les photographies de Roversi, celles que j’aime énormément sont des « foyers » propices à l’association : en glissements progressifs, le modèle est « investi » par le décor, l’extérieur, l’arrière-plan ; le visage et le contour du corps s’estompent dans le vaporeux, un halo d’incertain les enveloppe. Exactement comme lorsqu’un livre me captive, je les goûte « en levant la tête[1] ». Le « motif » photographié m’excite et m’inquiète tandis que sa représentation me subjugue comme une « image folle, frottée de réel » (Barthes).


Naturellement, la beauté n’interpelle pas les sujets de la même manière. Dans une image, tout n’est pas « parlant » à chacun de la même façon. Lorsqu’un élément nous perce, l’image s’empare de nous et nous livre à la merci du spectre dont elle assure le transport jusqu’à nous. Elle véhicule une « vérité pour moi » (Barthes), comme si elle n’avait été fabriquée que pour moi… Or, quitte à paraître présomptueux, j’ai l’impression que Roversi et Coccia réduisent le « ça a été » de Barthes (dans La Chambre claire) à un « ça n’est plus », alors qu’il signifie que l’être est destiné à la mort. Il n’empêche que, si je suis autant interpellé par sa production, c’est parce qu’elle donne forme au mouvement tremblé de la matière ; et que fréquemment elle nourrit en moi des chimères et des mirages, autour d’Eros, de la chair et de son évanescence. Ces figures qui, sur mon imagination, opèrent en variation continue, ont l’efficience d’images hypnagogiques[2], de celles qui ont présidé à l’invention par Breton de l’écriture automatique. Elles l’apparentent aux explorations et expérimentations de Nadar et de Man Ray (qui lui aussi a travaillé dans et pour la mode) : à titre d’exemple et avec un peu de malice je pourrais mentionner le nu de 1929 intitulé « Primat de la matière sur la pensée ». Dans mon devenir-fantôme, elles m’accompagnent ; je suis persuadé qu’elles seront, pour beaucoup d’autres, d’inspirantes Euménides.

 

Exposition :

« Paolo Roversi », Paris, Palais Galliera, 16 mars – 14 juillet 2024.

 

Livres :

Sylvie Lécailler et Paolo Roversi (dir.) Paolo Roversi, [catalogue], Paris, Éditions Paris Musée, 2024 ; Paolo Roversi et Emanuele Coccia, Lettres sur la lumière, [avec un texte d’Erri De Luca et un avant-propos de Chiara Bardelli-Nonino], Paris, Gallimard, 2024.


[1] Allusion (espiègle) à Roland Barthes, « Écrire la lecture », in Le Bruissement de la langue, Paris, Éditions du Seuil, 1984, p. 34.

[2] « Propre aux états de semi-conscience ou aux troubles psychiques qui précèdent le sommeil normal ou qui lui succèdent. » (CNRTL).








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