La revue Phaeton prépare son prochain numéro, celui de 2024, qui paraîtra cet autome ; il aura pour titre : "X". Son comité de rédaction m'a demandé de concevoir un article abordant les rapports du peintre et photographe Pierre Molinier à Bordeaux, et ainsi de rassembler mes impressions relatives à l'exposition (de 2023) intitulée "Molinier rose saumon / Nous sommes tous des menteurs".
Les lectrices et lecteurs de mon site pourront lire intégralement cette contribution ("Pierre Molinier et Bordeaux, une infortune continue") en septembre ou octobre, dans la revue. Mais sans tarder, je me permets de mettre en ligne de très courts extraits de cette étude, ainsi que trois photographies de l'exposition de Barcelone (de 2023) consacrée à Sade sur laquelle je conclus mon propos : il y est question de Molinier et d'un de ses tableaux parmi les plus célèbres et les plus blasphémateurs.
"Pierre Molinier et Bordeaux, une infortune continue
par Jean-Michel Devésa
Extrait 1 :
De l’histoire de l’écriture automatique dans le surréalisme, de ce qu’André Breton a pu en dire, à savoir qu’elle avait été celle d’une « infortune continue », je risquerai qu’il en est de même lorsqu’on examine la façon dont Bordeaux considère l’œuvre et la trajectoire de Pierre Molinier (1900-1976), et ce, d’une part en raison de l’atmosphère particulière de la ville, tributaire des conditions dans lesquelles celle-ci a constitué son capital à la fois patrimonial, financier et symbolique ; et, d’autre part, du fait même du parcours de l’artiste lequel n’a jamais eu le souci de séparer son travail d’une existence qu’il a conçue et menée comme une permanente et exigeante mise en théâtre de soi. Et, pour d’emblée couper court à tout malentendu, j’avouerai qu’au seuil de Molinier rose saumon Marie Canet ne m’a pas convaincu – pas plus que l’exposition dont elle était l’une des trois commissaires[1] – quand, s’appuyant sur Mehdi-Georges Lahlou, elle nous délivre son opinion sur l’aspect existentiel du cheminement artistique de Pierre Molinier :
Pour l’artiste et metteur en scène Mehdi-Georges Lahlou, Molinier est un surréaliste « complet », dans le sens où le personnage qu’il a créé et les mensonges qu’il a racontés sont devenus réalité. Avec lui, la fiction prend le dessus sur l’œuvre et les actes. Molinier romancier rose saumon… Ce n’est donc pas la question de l’art et de la vie confondus, mais une confusion entre l’art et la vie telle qu’elle se raconte[2].
Parce que « les masques ont un visage[3] », je rechigne à minimiser la réalité du passage à l’acte pour ne pointer que son récit, et à ramener la provocation à la fabulation : Molinier bravait bel et bien l’insulte et l’agression physique lorsqu’il revêtait des collants de soie et les accessoires courants de la séduction féminine, et qu’il s’habillait en femme afin d’acheter sa viande et son pain chez les commerçants d’un quartier peu disposé à ce type d’« extravagances », et qu’il revêtait des collants. La mise en scène à laquelle il se livre alors, et à de nombreuses autres occasions, est si « énorme » et si « transparente » que le terme de théâtre sonne plus juste que la caractérisation d’« art corporel », pour définir une activité créatrice et un vécu récusant tout compromis avec les convenances et voilant un douloureux questionnement de soi dans une démesure shakespearienne voire dans une parodie de passion christique (en 2004, à New York, l’exposition-vente de trente photographies, collages et photomontages de la galeriste Patricia Laligant avait pour titre : « Pierre Molinier – Ecce Homo »)."
[1] « Molinier rose saumon / Nous sommes tous des menteurs », commissariat d’exposition : Marie Canet, Emmanuelle Debur et Claire Jacquet, manifestation organisée par le Frac Nouvelle-Aquitaine Méca du 31 mars au 17 septembre 2023. [en ligne] : https://fracnouvelleaquitaine-meca.fr/evenement/molinier-rose-saumon/ [consulté le 20 février 2024].
[2] Marie Canet, « Rose saumon… », in Molinier rose saumon, Paris, Dilecta, 2023, p. 21 [textes de Marie Canet, Emmanuelle Debur, Claire Jacquet et Géraldine Gourbe ; préface de Bernard de Monferrand].
[3] Sur mon exemplaire de Molinier, Entretien avec Pierre Chaveau, 1972 (Bordeaux, Opales/Pleine Page, 2003), Chaveau a couché cette dédicace : le dessin d’une croix devant une chaussure à talon aiguille, avec cette phrase à l’intérieur de la croix : « Jean-Michel, ‘les masques ont un visage…’ ».
Extrait 2 (conclusion) :
"En 2023, l’« événement » qui m’a transporté de gaieté, ce n’est pas à Bordeaux qu’il est venu à ma rencontre, mais à Barcelone où l’air conserve un parfum de liberté pour peu qu’on ne s’égare pas là où piétinent les touristes. En juillet, avec mon épouse, j’y ai séjourné une dizaine de jours ; indépendamment de ce pour quoi nous avions installé nos quartiers à El Eixample, nous avions envie de nous attarder au Centre de Culture Contemporaine et de visiter l’exposition « Sade, la liberté ou le mal[1] ». Au cours de cette visite qui nous a comblés, un « mur » m’a enthousiasmé : sous une citation (en français, catalan et castillan) du Divin Marquis (« Je ne m’adresse qu’à des gens capables de m’entendre et ceux-là me liront sans danger »), avaient été suspendus dix photographies et un photomontage de Pierre Molinier et, à leur gauche lorsqu’on leur faisait face, rayonnait Oh… Marie, mère de dieu, une de ses toiles les plus subversives. Sous le choc, une voix malicieuse – celle de mon daimôn ? – m’a susurré : Ça t’en bouche un coin[2], n’est-ce pas ? C’était renversant : « indésirable » à Bordeaux, cette peinture resplendissait dans la magnétique (et convulsive) beauté.
Alors que Pierre Molinier, afin de glorifier la nudité et la fragilité des êtres, se grimait et se masquait, les tenants de l’ordre, leurs thuriféraires et leurs conseillers en communication se répandent en bavardages sur la transparence… Ils dissimulent ainsi, dans les plis de la dénégation, l’obscénité du monde tel qu’il est, sous leur férule et leur emprise. Molinier, lui, ne se payait pas de mots : il peignait, photographiait, découpait, collait, montait et jou(iss)ait. Cette subversion, pleine et entière, quand donc Bordeaux osera ne plus la saluer du bout des lèvres ?"
[1] L’exposition « Sade, la liberté ou le mal » s’est déroulée au Centre de Culture Contemporaine de Barcelone, du 11 mai au 15 octobre 2023. On en aura une idée en suivant ce lien : [en ligne], https://www.cccb.org/es/exposiciones/ficha/sade/240940 [consulté le 20 février 2024].
[2] Affectueuse allusion au film de Jean-Pierre Bouyxou et de Raphaël Marongiu, Satan bouche un coin (1968).
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