L’affligeant revirement des organisateurs du Marché de la Poésie de Paris - qui, après avoir pris attache le 20 juillet 2022 avec le grand écrivain Abdellatif Laâbi (auteur et traducteur d’une riche Anthologie de la poésie palestinienne d’aujourd’hui[1]), en vue de mettre à l’honneur la Palestine lors de l’édition de 2025 de cette importante manifestation, y ont renoncé -, m’a rappelé le début d’une des chansons, « Préface », que clamait Léo Ferré dans ma jeunesse : « La poésie contemporaine ne chante plus. Elle rampe. » On a compris que cette annulation a provoqué ma colère. Au moment où le président Emmanuel Macron affirme (en apprenti sorcier) qu’« un vent mauvais » souffle sur la France et l’Europe, celui qui s’est fait sentir du côté de la place Saint-Sulpice est non seulement atlantiste (c’est-à-dire en conformité avec la façon dont la Maison-Blanche voit le monde) mais il participe surtout du déshonneur d’une certaine poésie.
Toutefois il importe que je me bride et en reste aux faits. Je vais donc les rappeler.
Via Abdellatif Laâbi, des engagements ont été pris : la Palestine serait à l’honneur du Marché de la Poésie en 2025. Et voilà que, brusquement, dans une lettre adressée à ce même Laâbi on a remis ce projet à des temps « meilleurs ».
Pourquoi ?
À Gaza, à la suite de l’attaque du Hamas du 7 octobre et des très nombreuses victimes civiles israéliennes qui en a découlé, la guerre fait rage. Depuis huit mois. On dénombre des dizaines de milliers de morts. À l’échelle internationale, on s’en émeut. Ce drame fournit aussi matière à des gesticulations diplomatiques et à des larmes de crocodile : le président Joe Biden annonce un plan « israélien » en vue d’un cessez-le-feu mais les bombes larguées par Tsahal et fournies par les États-Unis continuent d’écraser Gaza ; le président Macron est favorable à la reconnaissance d’un État palestinien mais « quand cela sera l’élément qui permettra la paix et la sécurité de tous dans la région »… Bref, silence, circulez… C’est dans ce contexte que les organisateurs du Marché de la Poésie ont le 30 mai 2024 signifié à Abdellatif Laâbi que selon eux « la situation tragique actuelle ne permet plus d’envisager ce projet » [l’invitation lancée aux poétesses et poètes de Palestine] car « le Marché de la Poésie se transformerait en tribune politique (et non poétique) avec des enjeux qui nous dépasseraient ». Que s’est-il passé ? Des pressions politiques ont-elles été exercées sur les organisateurs du Marché de la Poésie ? Si oui, à ceux-ci de dire lesquelles. Si non, comment justifient-ils leur volte-face ? Dès le 1er juin, Abdellatif Laâbi a dénoncé ce retournement. Des poètes, des écrivain(e)s, des artistes, des éditeur(trice)s, des universitaires, etc., ont immédiatement réagi. Une tribune a été rédigée et publiée dans Libération ce mercredi 5 juin. En trois jours, elle a réuni plus de 700 signatures. La protestation allait bien sûr s’amplifier…
Jean-Michel Place, en sa qualité de « président de l’association CIRCE, inventeur du Marché de la Poésie en 1983 », publie alors un communiqué pour déclarer qu’« [u]ne communication précipitée, maladroite et malencontreuse a laissé penser que nous renoncions à recevoir la poésie palestinienne à l’occasion du Marché de la Poésie en 2025 » et « confirme que la POÉSIE PALESTINIENNE est invitée d’honneur, comme prévu » en 2025. Que faut-il en conclure ? Jean-Michel Place et le Comité d’administration du Marché de la Poésie désavoueraient-ils les administrateurs de la manifestation ? À eux de préciser. Ce qui ne se discute pas, c’est que ce recul, résultat de la mobilisation, est des plus heureux. Il répare une faute et il crée les conditions d’une édition 2025 réussie du Marché de la Poésie !
À cette heure, et comme le souhaite Abdellatif Laâbi, un comité (qui agira en « interlocuteur collectif » des responsables du Marché de la Poésie) est en cours de constitution[2] : dans la joie et la vigilance, celui-ci ne ménagera pas ses efforts afin que la Palestine fasse entendre sa voix poétique en 2025 dans les meilleures conditions possibles et qu’ainsi la présente promesse de Jean-Michel Place soit scrupuleusement tenue. Je m’en félicite d’autant plus qu’à la différence de celles et de ceux qui communient dans un « espace sacré du poème[3] » propice à toutes les compromissions, je crois qu’« [à] l’école de la poésie on n’apprend pas / On se bat » (Léo Ferré, « Préface »).
[1] Anthologie de la poésie palestinienne d’aujourd’hui, Textes choisis et traduits de l’arabe par Abdellatif Laâbi, réunis par Yassin Adnan, Paris, Points, Coll. « Points Poésie », n° P 5542, 2022.
[2] En seront notamment membres Simona Crippa, Marie Cosnay, Camille Escudero, Jean-Michel Devésa, Tarek Hamdan, Abdellatif Laâbi et Charles Pennequin.
[3] Déclaration du Pen Club français du 6 juin 2024.
Ce texte a été publié dans Collatéral en tant qu'éditorial du 9 juin 2024. J'en remercie vivement Johan Faerber et Simona Crippa.
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