Chronique du Grand Arrière (11). Aujourd’hui, j’ai mal à l’Ukraine à la guerre qui la ravage aux armes qui tuent blessent terrorisent détruisent dévastent des milliers de vies, je songe à celles et ceux qui se terrent sous les bombes, je pense aux pacifistes qui osent exprimer leur désaccord avec l’ « opération militaire spéciale » déclenchée par le Kremlin, j’essaie de me représenter le vertige la boue le froid et la haine dans lesquels pataugent et s’affrontent celles et ceux qu’Octobre 1917 avait voulu réconcilier, et libérer, mais que l’Histoire n’a cessé de jeter les uns contre les autres, avec le stalinisme et la famine, les milices de Stepan Bandera l’occupation nazie et la police paramilitaire ukrainienne créée par Heinrich Himmler dès août 1941, puis le Pacte de Varsovie et, depuis la Chute du Mur de Berlin et la dissolution de l’Union soviétique, une irrépressible et mortifère montée des nationalismes.
En cette minute, il me vient à l’esprit des paysages, non pas ukrainiens, dans ce pays je ne suis jamais allé, mais bien sûr le souvenir de ceux d’Europe de l’est que j’ai traversés, en voiture ou en train, d’interminables bois de bouleaux en Pologne, d’immenses étendues de forêts en Russie, des villages et de modestes habitations aux façades peintes dispersés dans la steppe, des pistes passablement défoncées sinuant dans une campagne balayée par la bise, les signes indubitables de ce que la présence humaine a de fortuit et de fragile par rapport à la nature, une suite de tableaux dans lesquels je perçois l’appel de l’impossible et dont la contemplation chaque fois que je m’y suis livré a quelque peu atténué mon désespoir de n’être dans l’existence que de passage.
Ma tristesse s’alimente aussi de constater que le jardin des peuples s’est abîmé en champ de bataille, je pleure le naufrage des idéaux romantiques de ma jeunesse, l’effacement de la cause émancipatrice qui nous faisait croire, à nous, enfants de Marx et de Coca-Cola, que l’Orient et l’avenir de la planète étaient rouges.
Le brouhaha médiatique déversé à nos oreilles (et repris parfois à gauche) se prévaut du droit et de la justice, il est naturellement proféré en vertu des « valeurs » démocratiques, aussi prétend-il dénoncer l’odieux « narratif » de Poutine. J’observe que la formule « le narratif » est désormais un cliché dans les commentaires de nombreux journalistes et politiques français. Elle relève de la rhétorique par laquelle, tout en dénonçant la propagande les mensonges et la rouerie russes, sont postulés que les discours des autorités ukrainiennes et de l’OTAN sont eux de vérité et qu’ils ne nécessitent en rien d’être interrogés, ou même discutés, à moins d’être complice des envahisseurs.
Une mise en scène à grosse ficelle tend à ce que l’indignation provoquée par le calvaire de celles et de ceux qu’emportent et maltraitent la violence et la force mécanique interdise toute recherche des causes de ce désastre et ancre en chacun de nous la certitude d’appartenir au camp du souverain Bien, au point par exemple de ne pas broncher quand George W. Bush, lui qui en 2003 a prétexté la menace d’armes de destruction massives introuvables et introuvées pour attaquer l’Irak sans aucun mandat de l’ONU, s’exhibe grotesquement dans une église ou lorsque le président de la République accepte que l’on diffuse des photographies de lui en sweat-shirt d’un commando des forces spéciales, le haussement de sourcil racoleur à l’approche du scrutin du 10 avril.
Faute de gober ce grossier « story-telling », j’enrage et fulmine. Et puis, en conscience, je me range sans fanfare ni tapage parmi les rares qui, s’inspirant de l’attitude de Romain Rolland avant et pendant la Première Guerre mondiale, estiment qu’au lieu d’emboucher la trompette guerrière, il conviendrait :
-de réclamer un cessez-le-feu, l’arrêt des opérations militaires russes et la suspension des livraisons d’armes à l’Ukraine en provenance des États-Unis et de l’Union européenne ;
-d’affirmer la nécessité impérieuse de négociations entre les belligérants en vue d’une solution politique ;
-d’écarter toute éventualité de « solution » militaire et donc de victoire de l’une ou l’autre des parties ;
-de s’adresser à la Présidence et au gouvernement français afin qu’ils proposent leurs bons offices aux belligérants, renouant ainsi avec la politique menée par le Général de Gaulle (7 mars 1966 : sortie du commandement intégré de l’OTAN) et par le Président Jacques Chirac (lequel a eu raison de ne pas engager la France dans la coalition rassemblée autour des États-Unis pour intervenir en Irak) ;
-d’être solidaire des Ukrainiens victimes de la guerre et des Russes qui, au risque de la répression, manifestent pour la paix,
Comptant donc parmi cette poignée de réfractaires absolument rétifs à partir en croisade contre « l’axe du l’axe du Mal » et à disculper l’Occident de ses responsabilités historiques, passées et présentes, j’opte pour une exigeante retenue. Je laisse à leur charivari les bateleurs en communication, les experts des plateaux des chaînes télévisuelles, les éditorialistes ; et ces stratèges 2.0 qui, en éclusant des verres, et sur les réseaux sociaux, s’imaginent éclairer de leur intelligence la recomposition sanglante des alliances entre blocs alors qu’inconscients de l’intoxication dont ils sont l’objet ils reprennent avec aplomb des raccourcis et approximations survolés sur le net,- relevant pour l’essentiel des différentes strates des couches moyennes, ces savants répétiteurs ont la candeur de se croire encore riches et de jouir pleinement des libertés fondamentales, la plupart déchantera quand les « réformes » prônés par les partis dits de gouvernement auront drastiquement réduit leur pouvoir d’achat, malheureusement leur dépendance aux pratiques et aux représentations induites par le capitalisme globalisé et ses mirages continuera de paralyser leur discernement, aggravant leur réification et leur marchandisation, les enchaînant toujours plus étroitement aux machines et à l’automation.
Aussi, quant à moi, si je romps le silence n’est-ce que pour rappeler à celles et ceux qui voudront et pourront entendre que revendiquer la paix en Ukraine s’oppose (en raison et en humanité) au vœu qu’un protagoniste l’emporte sur l’autre. Crier « Crosse en l’air » en alimentant les arsenaux d’un des adversaires équivaut en effet à déguiser son implication et à en découdre indirectement. La douleur des morts et les larmes des civils, l’effroyable catastrophe qu’endurent les populations ukrainiennes et russes excluent de confondre la tragédie avec le grand-guignol.
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