Il a enfin ouvert les lettres de Pierre et les a classées chronologiquement, il songeait après l’écriture de ce livre les déposer à l’Institut Mémoires de l’Édition Contemporaine, lorsqu’il s’y est rendu à l’automne 2021 afin de procéder à des sondages parmi les cartons du fonds et afin d’y revoir le fameux crâne dit de Sade avec lequel l’écrivain s’est fait photographier par Sébastien Calvet et qu’il conservait dans son appartement de la rue de Seine, il a même posé la question mais il faudrait s’adresser au siège parisien : la perspective de démarches administratives l’a rebuté, il a pensé faire le point une fois la publication de ce roman intervenue, maintenant qu’il a bien en tête le contenu de ces lettres il est partagé, ce qu’il a échangé avec Pierre : à part eux deux qui est-ce que cela concerne, les fureteurs, pourquoi leur permettre de les lire, quand il faudra mettre ses affaires en ordre ne serait-il pas préférable de les détruire, ainsi que celles de Nelly Arcan, les mêmes scrupules ne l’ont pas arrêté quand il a remis les plis et d’autres documents que Sony Labou Tansi lui avait adressés aux Archives et Musée de la littérature de Bruxelles, lui appartient-il de déterminer si les lettres de Pierre ont un caractère plus privé que littéraire, après la phase de découverte réciproque leur amitié date de 2005 et de la lecture par Pierre d’un manuscrit du Bordelais, et du colloque de 2003 dont Bourgeade a été l’invité d’honneur autour de son livre L’Objet humain, une première série de ses missives, entre 2006 et 2008, évoquent le récit de l’universitaire et des épisodes et accidents sentimentaux de celui-ci, la suite de septembre 2008 au 11 février 2009 est dominée par la maladie contre laquelle Bourgeade se réfugie à Loches et des questions éditoriales pathétiquement suscitées par le cadet rédigée à l’automne 2008, en parcourant les réponses de Pierre il a eu honte de l’avoir importuné en geignant autant, les chercheurs qui fouilleront et classeront et interprèteront plus amplement les papiers et correspondances contenues dans les 161 boîtes de ses archives, ils trouveront peut-être ses envois et des photographies, en 2021 lui ne les a pas dénichés, il semble en effet que Pierre gardait tout, ou beaucoup, et que même il prenait soin de photocopier certaines des siennes avant de les poster, ainsi l’auteur a-t-il été secoué de trouver le double de celle du 24 juin 2007 dont l’original est avec les autres dans son bureau. C’est le 6 septembre 2008 que Pierre lui a annoncé qu’il était emporté dans cette sorte d’enfer où l’on ne voit pas clair dans soi-même : je n’avais pas répondu à ta première lettre car j’ai passé 5 à 6 semaines k.o ; ayant découvert par hasard à l’occasion d’analyses archibanales et toujours bonnes (pour un cardiologue) que j’avais un cancer du foie à signer immédiatement !… un choc qui m’a laissé 6 semaines hors du monde décidé à me battre mais stupéfait : j’étais dans une forme épatante, aucun signe avant-coureur pour une saloperie qui agit en toi des années sans donner aucun signe de vie, c’est le cas de le dire !... Et avant de conclure, il revient sur son hébétude initiale : j’ai passé 6 semaines à cacher cette maladie, qui est plus courante qu’on ne le croit, incapable de manger une miette de pain et presque de marcher ? pardon pour ce silence !... Durant plusieurs semaines Bourgeade a reçu quotidiennement une carte postale érotique, dans sa candeur l’expéditeur croyait renforcer symboliquement les défenses de son ami, plutôt la vie n’est-ce pas, aussi n’a-t-il pas bien lu les lignes que son geste a entraînées fin septembre, je ne t’ai pas remercié de tes longues et chaleureuses lettres que tu m’as adressées depuis que… mais je ne peux vraiment pas accepter que tu m’adresses une lettre tous les jours, ce qui me trouble beaucoup puisque je te sais – et parmi les plus rares – si proche ! C’est trop beaucoup trop et en plus soit dit sans te décevoir le côté tête-à-tête avec un mal inconnu qui t’attaque en se manifestant le moins possible te met dans une relation avec toi-même de laquelle tu ne peux sortir… En plus, merci pour ces belles images… mais elles proposent en irréel ce qu’on espèrerait bien revoir en réel un jour ou l’autre… Or cet idiot obtus n’a pas saisi la supplique de Pierre : et attendent donc des jours nouveaux… Celui-ci avait dû lui téléphoner à son imbécile ami pour qu’il cessât…
Le numéro 82 d’avril 2003 de Regard la revue d’art publiée par Marie Morel, est consacré à Pierre qui avait accepté de répondre à une batterie de questions participant d’un jeu de la vérité poétique, circonscrivant par touches sensibles le chemin hasardeux qui de romans polars photographies poèmes et textes théâtraux lui a permis de vivre librement, dans son désir, et de croiser ainsi de multiples routes, celles de femmes et d’hommes se brûlant parfois les ailes comme des papillons de nuit tournicotant autour de l’ampoule suspendue au plafond d’une pièce aux fenêtres ouvertes sur l’infinie et reluisante noirceur, et qui, sur les pas d’Eros, lui paraissaient assez forts, déterminés, pour tomber les masques, s’affranchir des convenances sociales et de la peur, s’aventurer à découvert en direction de ce point de l’esprit où la vie et la mort le réel et l’imaginaire le haut et le bas le communicable et l’incommunicable cessent d’être perçus contradictoirement. Cette livraison est particulièrement émouvante car elle reproduit la graphie de Pierre lequel joue sa partie d’un mot ou d’une courte expression toujours de nature à embrayer chez les lecteurs la réflexion ou la rêverie ou le réveil de souvenirs autrement oblitérés… Doit-on mourir ? on le dit Comment vivre l’édition ? sans s’en faire… L’action à laquelle il s’était livré, avec Marie, au cinéma Jean-Vigo, un cinéma d’art et d’essai qui depuis janvier 2009 n’existe plus, avait choqué les collègues les plus puritains de celui qui écrit ses lignes mais ravi la cohorte échevelée de ceux de ses étudiants présents ce soir-là, les temps ont bien changé, hélas pas dans le sens où l’espéraient Dylan et ceux qui fredonnaient ses airs.
L’inventeur de Barrouille ne va pas ici se censurer. Pendant la décennie où ils se sont aimés, Pierre a tout su de lui, depuis ses chimères qui le cernent jusqu’à ses plus pitoyables déroutes, il a connu toutes ses amoureuses d’alors, ses belles amies pour reprendre un des mots de Bourgeade, lequel estimait qu’elles eussent été chères à Man Ray, notamment Anaïs dont l’allure si sage apparemment l’avait si impressionné qu’il lui a souvent confié son admiration pour elle… Transmets-lui mes pensées jamais oubliées… À sa connaissance personne depuis 2009 n’a mieux écrit à Pierre que Marie laquelle à bien des égards peint comme elle écrit, sa création étant du point de vue de son procès en miroir de la sienne à lui lequel avait pour poétique d’écrire comme on peint, il assimile d’ailleurs une des toiles de l’artiste Jamais plus, explicitement dédiée à Pierre Bourgeade, à une longue lettre d’adieu après le 12 mars de cette exécrable année, Jamais plus les fraises les papiers les dessins jamais plus rien Jamais plus jamais votre émotion…
Alors qu’il se débattait avec le crabe, craignant que son ami abandonnât l’écriture à la suite d’un échec à un prix, Bourgeade a encouragé à ne pas renoncer à une écriture que des expériences exceptionnelles nourrissaient, on est ce qu’on est ce qu’on écrit ce qu’on vit tu es 100 fois au-dessus des écrivains « professionnels » et nul de ceux qui te connaissent n’en doutent ! Continue surtout de travailler dans ce sens où très peu se risquent… S’il ne tient plus son journal ni ne consigne ses notes dans les carnets noirs dont il se servait à l’époque, il entend néanmoins respecter les conseils de son aîné, et d’abord celui qu’il lui a prodigué dès novembre 2006 : je suis désolé d’apprendre que ton beau livre ton livre terrible n’a pas encore trouvé son lecteur. Tout est là, cependant ! Tu sais qu’il y a… 40 ans, minimum… non, 40 ans juste !… en 1965-66… j’ai finalement trouvé mon lecteur en la personne de Georges Lambrichs après, comme toi, d’innombrables tentatives !... Il n’y a aucun inconvénient je crois à ce que ce lecteur soit en province… peut-être un récit qui paraîtra « un parmi d’autres » au lecteur parisien, blasé par sa propre personne, apparaîtra-t-il dans toute sa violence à vrai dire proprement extraordinaire à un lecteur vivant sans sa fraîcheur… Ce que je crois c’est que, saisi du « mal d’écriture », tu ne devrais pas souffrir seulement de l’attente mais commencer déjà autre chose, si tu ne l’as déjà fait, en essayant dans ce second temps de t’oublier un peu toi-même (à supposer que cela nous soit possible…) mais ne suffit-il pas de passer d’un je (d’un certain je) au il (à un certain il) ?... Quoique toujours irrésolu quant au sort qu’il réservera à ces témoignages – les lèguera-t-il s’en dessaisira-t-il ou les vouera-t-il au feu ? – et aussi à la légitimité d’en user dans ce roman, en s’y immergeant afin de débobiner l’imbroglio de remembrances et de reconstructions relatif à ces années 2001-2009 dont sa conscience est agitée, l’auteur est parvenu à mieux élaborer ce sur quoi Pierre Bourgeade le moderne lui avait accordé sa créance, à savoir un rapport existentiel à l’écriture articulé à une exigence formelle et à une éthique de la liberté, la voie indiquée au timide débutant exigeant l’abandon du moi-je et du récit autobiographique pour un il qui loin de trahir morgue et affectation n’exprime que le principe rimbaldien du je est un autre, et suppose le recours au roman, à un roman que poésie désir et inscription du corps précipitent et transfigurent de temps en temps en de coruscantes réussites, ce sont là les clés pour appréhender l’œuvre de Pierre,– ou celle de cet autre ami très cher qu’était Jacques Abeille –, et ne pas refermer cet enfer avant d’en achever la lecture…
Photographie de Sébastien Calvet publiée dans "Libération".
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