Ce matin, dans "Collatéral", je publie une contribution intitulée "Szeged, une ville hongroise qui respire la poussière du temps".
Elle réunit des notes, des impressions, des souvenirs touchant à la Hongrie, ce pays qui occupe une place particulière dans mon imaginaire, depuis la décennie 1970, mes années militantes. Début mai, j'étais (une fois d eplus !) à Szeged pour une mission d'enseignement. J'en ai rapporté des "observations" que j'ai essayé de mettre en forme.
Je remercie VIVEMENT Johan Faerber et Simona Crippa, de la rédaction de "Collatéral" pour leur confiance et le magnifique espace de liberté et d'expression qu'ils m'offrent au sein de la revue.
Vous trouverez ici :
-le début de mon article ;
-le lien qui conduit à celui-ci mis en ligne par "Collatéral" ;
-une série de photos de Szeged (celles retenues par la revue et plusieurs autres).
L'incipit de mon intervention :
"À quand remonte mon dernier voyage en Hongrie et à Szeged ? Parce que je vais toujours à Szeged quand je me rends en Hongrie. À quand, donc ? Avant le confinement et la covid, c’est certain… Mais, exactement, à quand ? J’ai le plus grand mal à m’en rappeler. Le temps non seulement passe vite mais de surcroît il file entre les souvenirs que l’on conserve, sans véritable épaisseur. D’ailleurs de cette mission d’enseignement – parce que c’en était une –, mission effectuée alors que j’étais encore en activité, je n’étais pas émérite, c’est sûr, de ce séjour que me reste-t-il ? Des images mais lesquelles ? Des sensations, des impressions, un bouquet de sentiments ? Mes efforts de remémoration produisent un méli-mélo de réminiscences, dans une succession confuse d’époques.
J’ai noué avec la Hongrie une idylle qui a commencé dans les années 1970. De ce pays, je suis tombé amoureux sans l’avoir vu, de sa réalité je ne me faisais que des idées, il y était question de désir, d’amour et de mort, et toujours de cinéma, de littérature et de musique : Bela Lugosi me provoquait de délicieux frissons ; la Comtesse Erzsébeth Báthory m’exaltait, laquelle avait les traits de Paloma Picasso filmée par Walerian Borowczyk, tandis que la surréaliste Valentine Penrose lui avait précédemment consacré un roman « gothique » et lesbien ; Miklós Jancsó me chavirait par son lyrisme, avec Rouges et blancs (1967), Sirocco d’hiver (1969) et bien sûr Psaume rouge (1972) qui, à Cannes, a décroché la palme d’or ; et les compositions de Béla Bartók me ravissait, son Mandarin merveilleux portait en effet mon enthousiasme au plus haut…
Très jeune militant, je m’adonnais à cette fantasmagorie en la rehaussant de l’image que je me faisais de la République des conseils (21 mars – 1er août 1919), ce qui me permettait de ne pas trop m’interroger quant à ce que signifiait l’écrasement de l’insurrection de Budapest par les chars soviétiques. J’optais pour le déni plutôt que pour le désespoir et une analyse serrée de cette terrible répression. La déclaration surréaliste « Hongrie, soleil levant » était sans équivoque : « La défaite du peuple hongrois est celle du prolétariat mondial », j’en approuvais les termes, toutefois je préférais ne pas « constamment » m’y référer tant il m’était douloureux que les vainqueurs de Stalingrad fussent devenus, en 1956 à Budapest (et en 1968 à Prague), des émules de Gallifet, fort heureusement en Chine une promesse semblait s’être levée : une révolution dans la révolution empêcherait peut-être l’Histoire de bégayer en se répétant en insoutenable tragédie.
Pour ne pas naufrager mon idéal, je me réfugiais dans un songe dirigé où la Hongrie se révélait terre d’épopée, la portée du soulèvement de 1956 en était minimisée… 1956, je suis né cette année-là… 1956, du 23 octobre au 10 novembre, la population de Budapest s’insurge et sa révolte est jugulée ; je n’ai alors que quelques mois. 1956, donc. Aujourd’hui, en ce printemps 2024 sans œillets ni élan, dans ces lignes que vais-je brosser si ce n’est le tableau de ma Hongrie au crépuscule de mes illusions ?
La Hongrie et Szeged, quand y suis-je venu pour la première fois ? En 2007 ? Impossible de préciser. N’était-ce pas à la fin de 2006 ? En tous les cas, Viktor Orbán n’était pas au pouvoir. À l’université, le département de français était dirigé par Geza Szász. Le soir même de mon arrivée, déambulant seul dans les rues de la cité, lorsque j’ai traversé Klauzál tér, la place au numéro 5 de laquelle Lajos Kossuth, l’un des chantres de la liberté et de l’indépendance hongroises, a prononcé son dernier discours avant de partir pour l’exil, j’ai eu l’impression d’évoluer à l’intérieur d’un tableau métaphysique de Giorgio de Chirico, entre la fabrique du rêve et la solitude des signes.
Szeged compte environ 160 000 habitants. Elle est située au bord de la Tisza, un affluent du Danube, près de la Serbie et de la Roumanie. En 1872, lors d’une crue, la rivière en débordant l’a ravagée. Une importante aide internationale a été réunie pour sa reconstruction selon un plan en demi-camembert (avec voies transversales, périphériques et irradiantes, les périphériques portant les noms des villes donatrices). Des joyaux architecturaux néo-classiques ou de style art nouveau sont médiocrement entretenus ou insérés dans un tissu urbain hétéroclite qui ne les met pas forcément en valeur – tous ne bénéficiant pas du soin apporté à la conservation du palais Reök.
D’imposantes digues continuellement renforcées et surélevées ont préservé Szeged de nouvelles submersions malgré le niveau des eaux atteints par des inondations plus récentes et potentiellement catastrophiques, ainsi que l’attestent les mesures gravées dans le béton de la muraille de protection.
À chacun des séjours que j’y ai effectués, Szeged m’est apparue comme ces personnes qui, avec l’âge, ou après une maladie sévère, flottent dans des habits trop grands pour elles, ce qui d’ordinaire provoque de la gêne et de l’embarras chez leurs interlocuteurs, lesquels ne savent pas quelle attitude adopter envers elles, et bien qu’ils considèrent que, pour des nourrissons et des enfants, il est sage et judicieux de choisir des vêtements d’une taille au-dessus de celle qu’ils ont, afin qu’ils n’y soient pas engoncés du fait de leur croissance… Si l’on m’accorde de filer cette métaphore, je dirai que Szeged a rapetissé dans l’ordre du symbolique et que, dans la réalité, elle ne tient plus le rang que les rapports géopolitiques de domination en Europe centrale lui avaient attribué. Cette semaine, en rejoignant le soir la chambre où je loge, au siège de l’Académie des Sciences, j’imagine être l’unique résident d’un Marienbad magyar, la rutilance baroque en moins. Faute de moyens adéquats, bien des bâtisses et des demeures de la bourgeoisie de la charnière du XIXe et du XXe siècles périclitent, ou ont été affectées à des emplois et des fonctions différents de ceux pour lesquels elles avaient été édifiées, ainsi de celle où je dors, conçue initialement pour être un hôtel des plus confortables. De surcroît, depuis ma descente d’avion, je discerne autour de moi des traits (du mobilier, des agencements intérieurs, des gadgets, des enseignes) que j’assimile à ma représentation des années 1950-1960 en France et que le basculement dans le capitalisme distributif et la société de l’information a littéralement effacés. Pour le moment, ici, quoique forcissant le vent d’ouest n’a pas tout emporté.
Le lien vers "Collatéral" :
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