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"Un après-midi à Bordeaux" avec Julia Kristeva (7 avril 2022)



Mot d'ouverture.« L’étrangère », ce mot, on sait que c’est à Roland Barthes qu’on le doit, lequel l’employait pour vous désigner avec affection et respect. Nous pourrions aussi,- ainsi que vous l’avez-vous-même suggéré -, recourir à la formule qu’Hannah Arendt a empruntée à Schiller pour se désigner : eine Mädchen aus dem fremde, une fille qui vient d’ailleurs… Chère Julia Kristeva, il me semble que vous êtes indiscutablement notre étrangère, et que toute votre œuvre vous conforte au fil des ans dans cette position. J’entends par ce mot signifier que vous êtes la personne qui, au sein de notre « paysage » intellectuel, nous renvoie le plus à notre propre étrangeté, et pour étayer cette assertion j’ai envie de paraphraser ce que vous avez énoncé à propos du peuple chinois, et des femmes chinoises, au retour du fameux voyage entrepris avec Philippe Sollers, Roland Barthes, Marcelin Pleynet et François Wahl. J’ai ici à l’esprit ce qui, « sans un mot, sans un mouvement », s’est produit sur la place du village de Huxian quand une foule « immense », « assise sous le soleil », attendait votre délégation. Ce regard porté par cette foule sur vos amis et vous-même était symétrique à celui que vous aviez pour elle, et que vous avez caractérisé avec finesse et honnêteté, et surtout sans complaisance : « le regard que moi j’avais pour eux sans oser le leur montrer, pétrie d’humanisme universaliste, de fraternalisme prolétarien et (pourquoi pas ?) de fausse civilité colonialiste ». L’opération intellectuelle à laquelle vous vous livrez alors ne vise pas à rapprocher votre univers mental et social du monde chinois, d’y discerner des analogies, d’y dégager des effets de miroir, mais bien d’élaborer et de produire un « regard cherchant à mesurer la distance » qui vous sépare des femmes et des hommes de Huxian (François Jullien dirait probablement « l’écart »). Ce voyage en Chine a constitué un tournant dans et pour votre parcours. On sait que, depuis, c’est à la psychanalyse que vous vous êtes adressée pour déchiffrer le monde et les relations que les humains y nouent.


Nous allons essayer de nous inscrire dans cette démarche, modestement, cet après-midi, en veillant dans nos débats et échanges à nous départir du piège du « pour ou contre », ainsi que vous-même vous vous êtes démarquée en 1974 au tout début du récit, Des Chinoises, en pointant le « vieux jeu du militant engagé en situation ».


Théoricienne du langage et de la littérature, psychanalyste, vous êtes en effet parmi les intellectuels de notre temps de celles et de ceux qui nous invitent le plus continument et de la manière la plus engageante (pour chacun d’entre nous) à prendre en compte qu’« il y a des autres », de sorte que nous parvenions à concevoir nos vies comme des existences.


Pour ma part, je souhaite retenir, parmi de nombreux enseignements que je tire de vos livres, trois leçons à mes yeux essentielles.


D’une part, en vous appuyant sur une clinique prenant soin de ne pas renvoyer platement les analysantes et les analysants au cadre familial oedipien dont notre Occident a hérité, vous nous incitez à penser le féminin en tant que catégorie philosophique et concept, lequel fait « passer cette brèche (‘il y a des autres’) dans nos conceptions de l’Homme et de l’Histoire ».

D’autre part, par votre appréhension des textes, des thèses en présence et en confrontation, par votre restitution des expériences, par vos incursions du côté de la fiction et de la narration, par votre pratique de l’analyse du vécu et du senti, lesquelles n’occultent jamais la pulsion de mort qui travaille les sujets, et par conséquent les peuples et les cultures, vous nous encouragez à ne jamais examiner la lumière en dehors du revers de nuit dont elle se détache.

Enfin, vous nous recommandez avec passion à ne pas céder sur nos singularités, bien au contraire vous nous appelez à nous fonder sur elles comme autant de promesses afin de contribuer au renouveau, c’est-à-dire à l’éclosion ininterrompue du nouveau, auquel en définitive malgré la mort se ramène le mouvement même de la vie.

Aussi sommes-nous nombreux, au sein de la génération à laquelle j’appartiens, ou parmi celle qui la précède, à avoir contracté à votre endroit une dette considérable : vos livres sont de ceux qui alimentent la mise en question symptomale de nos cheminements. En cet instant, je souhaite vous en remercier.













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