Août 2022. Le personnage-narrateur exulte : ayant fait valoir ses droits à la retraite, il est enfin libéré d’une profession et surtout d’une institution académique en lesquelles depuis près de vingt ans il ne croit plus. Le voici en position de se consacrer à plein temps à une écriture romanesque qu’il a jusqu’alors pratiquée, non pas dans l’illusion de combler ses manques voire de guérir ses doutes et ses misères par le truchement de petits livres écrits en été et ou durant ses congés, toujours arrachés à la nuit et au sommeil, mais parce qu’à travers elle, et grâce aux ouvrages auxquels elle donnait forme, il accédait à un espace à la fois imaginaire et symbolique lui fournissant la distance et le recul dont il avait besoin pour ne pas s’abîmer à force de leur coller le train contre la réalité et la tyrannie du temps réel.
Aussi, après avoir trouvé un sous-locataire pour son domicile bordelais et rassemblé quelques effets personnels, installe-t-il ses quartiers à Rome, dans un appartement, en fait un très vaste séjour acceptant un plan de travail sur des tréteaux et une minuscule chambre à coucher, aux abords de Trastevere au dernier étage d’un immeuble passablement vétuste mais disposant d’une loggia et donnant sur les toits, miraculeusement à l’écart du brouhaha des rues envahies par les touristes.
Il y vient sans intention bien définie, si ce n’est y vivre à son rythme, et donc y écrire, il nourrit le vague projet d’un récit mâtiné d’autofiction où il serait question des derniers mois de son ami Bourgeade, que la maladie a happé en 2009, et de la relique auquel il l’associe dans son souvenir, un crâne humain, insolemment paré d’un manipule noir et argent lui-même surchargé d’un blasphématoire I love you brodé en lettres rouges.
Dans l’euphorie d’échapper désormais au labeur salarié et aux mesquineries de son milieu professionnel, le romancier organise son quotidien, persuadé que le hasard et par conséquent la vie lui montreront la voie, d’une manière ou d’une autre, et que dans cette perspective, celle de démêler l’écheveau des signes, il convient de cultiver la disponibilité psychique dans lequel il se trouve, l’accomplissement surviendra à son heure, pour le moment il s’agit de ne pas figer son désir, ni de se fermer aux multiples sollicitations des sens et de la mémoire. D’autant que la Rome qui l’accueille a bien changé, elle diffère grandement de celle qu’il conservait dans ses souvenirs, celle d’avril 1978, en état de siège, aussi grise et démoralisante que la façade de l’immeuble du comité central du parti italien où par acquis de conscience François et lui s’étaient rendus, une Rome de plomb et de coups tordus, qui malgré les décennies écoulées émerge en violentes images mentales : au gré de longues associations, lorsqu’il se rappelle comment son camarade et lui avaient après une brève conversation téléphonique décidé d’ensevelir leurs chagrins d’amour respectifs dans les plis d’une nécessité supérieure, celle de recueillir, au prix d’un périple autoroutier fébrile, les informations dont leur groupuscule avait besoin pour torcher le prochain éditorial de sa feuille de chou ; ou par soudaines bouffées, quand en cette touffeur estivale d’irrépressibles réminiscences le submergent, comme à chaque fois que ses pas le conduisent à la Galerie Borghèse et qu’il y contemple un Saint Jérôme écrivant dans lequel il se reconnaît, ce sont moins des visions du passé qu’une suite brutale de sensations, un spleen en variation continu altérant son ancrage dans le présent, un malaise qu’il peine à endiguer, une palette sombre d’humeurs résultant de l’impression fort désagréable de perdre pied, de ne plus être relié à l’existence que par un fil de plus en plus ténu, sa jeunesse et sa sève ayant séché au soleil du siècle précédent.
Le mois suivant, le romancier a déjà contracté des habitudes. Pour ne pas se rouiller, il commence sa journée par une promenade au bord du Tibre, sur le chemin du retour il s’attarde à parcourir les titres des journaux en feignant de les comprendre, n’en achète bien sûr aucun, échange des sourires avec le kiosquier puis retourne chez lui tremper du pain beurré dans son café ; le midi il a sa table avec une nappe blanche à rayures rouges dans un minuscule restaurant ouvrier et, l’après-midi, il s’abandonne aux rêves et à la méditation sur un banc d’un parc fréquenté par une flopée d’enfants, de mères et de poussettes ; en soirée, quand la nostalgie l’étreint, c’est à une terrasse choisie pour l’élégance discrète et le confort de son mobilier qu’il s’étourdit de la beauté des passantes et de leurs parfums… Il consigne d’abondantes notes et des réflexions dans des carnets, traînant à les mettre au propre, au clavier, il n’est en aucun cas pressé, il se félicite d’être parti au désert au milieu des autres, il s’est extrait de l’agitation et des vanités françaises pour recouvrer la paix dans la solitude d’un exil italien.
Un matin, en ouvrant sa boîte postale télématique, il découvre un singulier message, lequel lui a été expédié par un des bibliothécaires avec qui il était en sympathie de l’université où il avait son poste. Celui-ci n’a pas osé lui faire part de vive voix, quand il était encore en activité, de sa stupeur quand, sur la couverture d’un livre en espagnol, El sueño del humanismo de Francisco Rico, son attention avait été attirée par la reproduction d’un détail d’une des fresques peintes dans la seconde moitié du quinzième siècle par Benozzo Gozolli, célébrant le voyage d’Augustin de Rome à Milan, la physionomie d’un des trois notables représentés lui évoquant les traits de l’enseignant. De peur d’être moqué ou assimilé à un de ces mabouls habités par le démon de l’analogie, il s’était interdit de lui en parler. Durant des vacances, il avait eu la curiosité de se rendre compte par lui-même, et ce qu’il avait vu à San Giminiano, autour du chœur de Sant’Agostino, l’avait médusé. Son imagination était-elle trop fertile ? Afin de juger, il lui envoyait des photographies. La ressemblance était à son avis frappante. N’ignorant pas que son interlocuteur avait une ascendance espagnole, il avait renoncé à expliquer cette coïncidence. Il en était seulement troublé. Sa perplexité devant pareille énigme, il avait eu du mal à ne pas la partager avec lui. Les occasions n’avaient pas manqué jusqu’à son pot d’adieu mais il ne s’y était pas résolu. Maintenant cela frisait l’obsession, un poids dont il souhaitait se soulager, il n’était pas timbré et se gardait d’interpréter ce mystère, il lui en transmettait les éléments constitutifs, à lui de forger son opinion, certes son ancêtre ou son hypothétique doublure n’avait pas la vivacité de son expression et son visage était plus large, cependant indubitablement il y avait quelque chose…
Le narrateur est immédiatement gagné par le doute, et pas seulement parce que du côté de sa mère ses parents français depuis trois générations étaient des Vitiello, le questionnement dont il est la proie a valeur de remise en cause : qui hante l’autre ? et dans quel espace-temps ? qui précipite l’autre dans la réévaluation de son itinéraire personnel ? est-ce l’homme immortalisé par Benozzo Gozolli ou le romancier s’identifiant à lui malgré les siècles qui les séparent ?
Le roman rassemble les minutes d’un procès, celui par lequel le narrateur cheminant à rebours d’Augustin, troque une « foi » politique et messianique pour l’impossibilité de croire.
Comments