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Photo du rédacteurjmdevesa

Chantier du roman : un arbre à promesses ?



Il est arrivé un peu avant midi pour une retraite de cinq jours dans un bungalow prêté par un ami peintre, au milieu des pins et à l’abri de la dune littorale, à quelques centaines de mètres de l’océan, suffisamment près pour que le grondement continu de ses rouleaux souligne l’étonnante immobilité dans laquelle baignent les chalets et les mobil-homes entourant son gîte, les sables arrêtent la brise qui sous le ciel gris souffle du large, par à-coups des éclaircies et d’agréables percées de chaleur lesquelles tranchent avec l’air rendu émollient presque douceâtre par l’élévation conjointe de la température et de l’humidité, il espère ici, en ce centre et en cette hors-saison, renouer avec l’inspiration, et donc transformer en résidence d’écriture cette parenthèse, une césure comme on dit désormais avec l’emphase qui a transformé les sorties des années soixante-dix en des soirées et dîners qui du brillant et des galas n’ont que le ronflant du simulacre, aussi dimanche prochain ne feindrait-il pas sa satisfaction s’il constatait être parvenu à se reposer, tant il a besoin de se désencombrer l’esprit, de se purger de ce qui le chagrine et lui pèse, il lui faut observer une distance conséquente avec les importuns et les atrabilaires, leur commerce l’éreinte, leur connivence avec la guerre et la mort le débectent, et puis il y a les autres, ceux qui sous l’aiguillon de la circulation effrénée des biens et des personnes, et de la réification généralisée des individus, de l’assimilation de leur condition au statut rutilant et spectaculaire de la marchandise et de l’information, vont à lui en empiétant hélas ingénument sur sa vie, ignorant que ce qu’ils lui demandent il ne s’en acquittera qu’en rognant sur ses loisirs son sommeil et ses libertés, forçat enchaîné à ses besognes et corrections, à ses listes de tâches professionnelles et domestiques, bagnard du nouveau monde avec un pélican pour avatar, qui dans sa nuit se voit déplumé et son martyre dupliqué par la communication et les flux qui l’innervent, et pas seulement en mai, puisque tout le long de ses jours, hélas, c’est à ce régime qu’il est soumis, sans perspective aucune de répit, l’accélération vertigineuse du processus finissant toujours par reprendre les décrochages et les pauses qu’il s’est pourtant ménagés dans cette course annihilant les sujets et les fins, monstrueuse réalité du salariat contemporain qui en réduisant l’espace et le temps dont disposent de ceux qui lui sont assujettis les asphyxient et les dévastent, au figuré, dans la souffrance psychique et les médicaments, et parfois au propre, en les acculant à de sordides situations, la misère le dénuement la rue, de ces chaînes et de leur emprise il est toujours incapable de se délivrer…


La veille, il a cherché à se ménager une transition, craignant autrement de patauger dans l’impuissance et la sidération, pour une très courte période, il se détacherait des obligations qui sont d’ordinaire les siennes, c’était le fruit d’un labeur acharné, ces cinq journées où il n’aurait pas à travailler pour les autres il les avait gagnées en redoublant d’efforts, et en s’oubliant, il avait consenti à reléguer l’achèvement de ce premier jet romanesque à plus tard, malgré tout ce qui le poussait à s’y abîmer les yeux et l’esprit, à s’y frotter la mémoire et sa sensibilité, mais retrouverait-il le fil de sa narration, ré-embrayerait-il aisément son histoire, ne serait-il pas guetté par la paralysie au moment de relancer son récit, le tour de chauffe, il l’a conçu en s’immergeant toute la soirée dans le cinéma de Jean-Luc Godard et plusieurs de ses entretiens, de sorte que la musique et le langage du retiré de Rolle essaimassent en lui, et que sa voix et son timbre réactivassent les siens, son postulat étant que si ceux qui manquent d’imagination se réfugient dans la réalité, eh bien, ceux dont la création est menacée de panne ou d’engourdissement ont intérêt à combattre ce péril en opposant à la frustration et au réel les ressources du plaisir et du bonheur suscités par la fréquentation des grandes œuvres et l’écho qu’elles provoquent chez ceux qui s’en approchent et s’en imprègnent. Au fur et à mesure de visionnage, et notamment de celui du film Adieu au langage, il a senti que cela décoinçait, il en a souri, il a eu l’impression d’un dialogue, des images et des phrases semblaient avoir été produites et élaborées uniquement pour lui, pour le tirer de cette mauvaise passe, elles lui faisaient signe, des clignements, des manifestations complices, c’était récurrent, oui, il en a été ragaillardi, son sourire s’est agrandi : dans la nature il n’y a pas de nudité, rappelait Godard dans un plan où il suivait son chien Roxy, et lui s’apprêtait à déployer son écritoire à Montalivet, intérieurement il s’est réjoui, oui, il saurait écrire ce qui ne s’entend ni ne se voit, il s’y appliquerait, des phares des demi-dieux lui indiquaient le chemin, écrire c’était dire la guerre et le sexe, écrire cette guerre à la fois ouverte et invisible qui ravage les âmes, et les ruine, y compris durant les paix lesquelles ne sont qu’une des formes de la guerre quand elle se grime sous l’apparence de la concorde, et de l’harmonie, cette guerre qui s’exacerbe dans le sexe et ses plaies d’amour, et que la passion néanmoins conjure, cette guerre il l’écrirait, comme celle qui triomphe et s’épanouit dans la vieillesse et la mort qui dessèchent les chairs les rident et les tachent, oui, d’un même mouvement il écrirait la guerre et le sexe la mort et l’amour le rapt et le ravissement, si bien que ses thrènes enceints ainsi d’une joie insigne sonneraient le triomphe d’Eros mieux de Dionysos sur Thanatos...


Accédant au cabanon, il remarque sur les lattes de la terrasse des arbouses lesquelles s’écrasent dès qu’on les touche ou qu’on essaie de les balayer, collant aux doigts aux semelles des chaussures et aux fibres synthétiques avec lesquelles on les a rejetées au pied de l’arbre d’où elles sont tombés et de la haie de frêles conifères plantée sans raison certaine, si ce n’est qu’il a semblé indispensable au jardinier de séparer cet espace destiné à la villégiature du commun desservant les concessions du voisinage. Pendant quelques instants, il se demande si cet arbousier ne ploie pas sous les promesses.







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