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De Gruyères, la main escamotée


« À Gruyères, l’histoire et la légende se donnent la main. »



En milieu de matinée, au moment où la pause à l’imprimerie du boulevard est sur le point de s’achever, Antoine Louis, le retraité français du quartier fait son entrée à La Presse, pas avant, il déteste le vacarme, d’aucuns diraient qu’il est rabat-joie, lui rectifierait en faisant valoir qu’il recherche un coin calme pour lire les journaux en buvant un café, et parfois échanger quelques mots avec le personnel et les deux-trois habitués qui y commentent l’actualité, celle des gros titres et des faits divers, ainsi que les émissions de grande écoute de la veille, voilà pourquoi dans ce bistrot qui le midi et le soir, notamment à l’occasion de retransmissions sportives, propose à la carte des plats régionaux bien cuisinés et un menu quotidien, il arrive à Monsieur Louis de déjeuner, quand son réfrigérateur est vide ou, ses talents culinaires étant fort limités, s’il est las de ses préparations, cela étant, dans ce rade il n’apparaît qu’entre la coupure récréative, que s’accordent les salariés des presses offset et numériques d’en face et une poignée d’ouvriers et de manœuvres à l’œuvre sur les chantiers des environs, et le premier service, ce créneau d’environ une heure lui permet entre deux corvées domestiques de prendre connaissance de la vie du canton et de ce qui retient l’attention de sa population, ou du moins de la partie de celle-ci qui n’a pas renoncé à parcourir une feuille de chou, cette halte régulière participe de la manière dont il souhaite mener son existence en ce pays où il s’est installé l’année passée, espérant s’y intégrer, y nouer des relations et des amitiés, y trouver le désert et la paix auquel il aspire – une sorte de grand arrière, afin d’y vieillir et aussi d’y écrire en guise de conjuration des grimaces et des impostures de l’époque, une visée nécessitant d’arpenter la langue avec le désir pour boussole et le rêve comme sextant.

Antoine Louis salue son monde, un sourire accompagné d’un hochement de tête pour les gaillards qui, après avoir éclusé force bières avec éclats de voix rodomontades blagues et tapes sur l’épaule, s’apprêtent à rejoindre leurs tôles ; une formule civile mais gentille pour le personnel et à l’endroit du patron ; un geste respectueux en direction d’une quarantenaire jamais auparavant aperçue assise à la meilleure place de l’établissement, celle d’où on tourne le dos à la porte du commerce ; et un sous-entendu à l’intention des deux types de son âge accoudés au comptoir qui noient leur ennui dans une rigoureuse et éthylique routine, et s’y remettent en milieu d’après-midi, se défiant l’un l’autre à la Petite Arvine ou à la Dôle blanche selon la semaine du mois où se déroule leur conclave et l’état de leurs bourses, ils ont été prompts à lui adresser la parole dès qu’il a commencé à fréquenter le troquet, et n’ont pas tergiversé pour le considérer comme l’un des leurs même s’il détonnait par sa mise et sa dégaine : chapeauté d’un feutre une broche épinglée au revers gauche d’une veste de costume en velours noir la chemise au col toujours boutonné, parfois cravaté, sous un gilet de laine et satin. Mais, la galerie, il l’amuse surtout par une façon surannée de s’exprimer et une civilité bien plus soulignée que celle considérée comme de bon aloi en Romandie, ce qui lui vaut d’être charrié, les deux compères qui présentement le happent n’étant pas les moins taquins.

Aujourd’hui, la verve de ces loustics, héritiers du bouffon Gérard Chalamala, n’a pas pour objet de chambrer Antoine Louis, un article paru dans La Gruyère a déclenché leur caquètement, une intarissable parlote mêlant critiques contre des journalistes qui en mal de sensationnel colportent bobards et fariboles. Ces malfaisants à l’école des politiciens ou à leur image n’exploitent-ils pas éhontément la crédulité des braves gens ? Bonnes poires les citoyens ingurgitent leurs fadaises… Enjoués ces lascars s’esclaffent et gloussent de cet incroyable papier relatant le vol mardi, sans déprédation, de la main de la momie conservée dans une vitrine du château de Gruyères, les recherches qui ont suivi la réintégration énigmatique de ladite relique à son exacte place constatée hier, mercredi, lors de la première ronde des préposés à la surveillance du monument. De ce récit extravagant ils rient et se bidonnent, la virulence de leurs réactions étant proportionnelle au trouble et à l’incrédulité provoqués par ce compte-rendu. L’auteur de ces trois-quarts de page avec photographies d’archive et portrait du conservateur a d’emblée négligé l’hypothèse d’un canular ni envisagé l’éventualité d’un vol finalement inassumé par un collaborateur ou un intérimaire pourvu des clés et des codes de sécurité qui aurait renoncé en paniquant à l’idée que ce débris humain lui reste sur les bras : il a en effet alimenté maintes légendes dont les médias nationaux et pas seulement locaux ont abondamment entretenu le public lorsqu’il a été expertisé et enfin identifié en 2016 par l’Institut anthropologique d’Aesch comme provenant d’Afrique et d’une momie, puis de nouveau mentionné en 2023 à la suite de la restitution à la Bolivie par le musée d’ethnologie de Genève de trois dépouilles précolombiennes et d’une demande similaire émanant d’une centaine de personnalités relative au corps égyptien embaumé de la bibliothèque de l’abbatiale de Saint-Gall.

Ces deux matamores ont une assurance de buvette, il suffirait d’un rien pour qu’elle s’effrite et se fissure. Voilà pourquoi ils ont alpagué Monsieur Louis, ils ont beau s’en divertir, en le parodiant en son absence et en le plaisantant en sa présence, ils ont besoin de sa caution, malgré leur forfanterie son statut universitaire et son éméritat leur en imposent, bien sûr ils ne se l’avouent pas et ils ne manqueraient pas de rabrouer le quidam qui aurait la légèreté de pointer leur ambivalence, dans leur numéro de gardiens du temple de la déontologie journalistique ils se sont beaucoup avancés, piliers de La Presse ils désirent davantage : en être les autorités morales, puisque détenteurs d’un savoir élargi sur le monde et sa conduite ils s’y comportent en oracles, transfigurant le débit de boissons où ils s’arsouillent en poste de vigie, à des fins de scrutation pointilleuse de leurs contemporains et de leur burlesque comédie, dans cette perspective l’approbation du professeur à leur croisade contre les scribouillards affabulateurs leur serait précieuse, ils s’appliquent donc à ce qu’il se déclare de leur avis lui distribuant accolades et amabilités, ces assauts de familiarité l’agacent, il n’en montre rien, le sourire agrafé il s’extirpe du périmètre où il serait à leur merci, les sachant vissés à leurs tabourets il se déporte à l’extrémité opposée du zinc muni de l’exemplaire de La Gruyère de ce jeudi, réceptif aux sollicitations de son oreille intérieure et des fantasmagories dont il se repaît quand pour se préserver de la futilité et du brouhaha il fuit les importuns…

 

Sébastien Maigrauge estime avoir consumé plus de la moitié de sa vie. Il n’est plus jeune mais pas vieux, sa déchéance a priori n’est pas imminente. Spéculant sur sa longévité depuis que le sentiment de sa finitude l’habite, il s’accommode des tourments qui en découlent par la philosophie et les livres, il n’est pas croyant, avec l’éveil des sens la foi s’est dissipée, à un objet d’amour irrémédiablement caché il a préféré des objets de désir disséminés autour de lui, au sein de la nature et du monde et parmi ses créatures, d’autant que lorsque la flamme qui le porte vers tel ou tel d’entre eux est partagée l’émoi dont il frissonne et palpite s’approfondit en passion, Éros revêtant alors le masque de Cupidon. Cette découverte l’a déterminé à croire que sous certains auspices et avec le renfort du kairos le plaisir n’est pas incompatible avec la beauté du cœur. Si le vertige de la petite mort ne sauve pas, le lâcher-prise qu’elle suppose est étranger à l’effacement dans le nétant, le mouvement perpétuel d’une matière matériante et d’un empire des choses que préside allégoriquement Vénus, assistée d’une jeune fille souveraine malgré elle des Enfers, parée en pourpre et de pampres pour un voyage sans retour sur un lit de grenades. Et, comme Sébastien ne doute pas d’être trempé dans la plus tenace mélancolie, il s’évertue à la tempérer par des traits d’humour : au seuil de la cinquantaine, il a franchi le passage du temps que lui octroient ses artères. Un de ses copains, un cadet, l’a crédité d’être dans la force de l’âge. L’expression a fait mouche, Maigrauge se l’est appropriée, mais dix ans après son adoption est-elle encore pertinente ? Ainsi que les souvenirs et les idylles, la prestance et la joliesse des êtres s’étiolent se fanent et périclitent avant de s’éteindre. Dans le train pour Gruyères, le cafardeux quinquagénaire rumine ces banalités en essayant d’endiguer le malaise d’où elles émergent.

Bien que n’étant pas natif de la région, Sébastien qui s’y plaît en a visité les principales curiosités et, comme à ses chaussures il n’a pas de semelles de plomb, il se déplace partout au gré de son humeur et de ses fantaisies, en fonction de ce qui le titille, l’intrigue et l’excite, dans une disponibilité propice à l’abolition de la distance le séparant de ces sites et paysages, de la lumière qui les drape, des monuments et des constructions humaines dont ils sont le décor. Cette disposition à une adhésion intégrale à l’existant se distingue de la fringale du consommateur et narcisse se mirant dans le spectacle dupliqué de sa contingence, le flux des autoportraits de ce triste fagotin et son soliloque maquillant les bouches d’ombre par quoi se manifeste le réel, et l’infirmité d’une humanité déniant l’angoisse inhérente à sa condition dans de pharaoniques et absurdes entreprises.

Maigrauge accumule moins, il n’est plus taraudé par la fièvre du collectionneur, il s’émancipe des logiques de territoire de possession et de calcul, et se déleste de l’obsession du nombre et de la liste, sa priorité ne va pas à la conquête, le cadastre n’est plus le mobile de ses explorations et la chaîne d’arpentage un de ses outils, le bonhomme s’ouvre à ses interlocuteurs, il troque la posture contre l’ancrage dans la relation et renâcle à la position en surplomb et au survol afin de s’abandonner au branlement des particules et des constellations, à leur constant réagencement. Ces postulats ont renouvelé la façon dont il se nourrit, charnellement et spirituellement, il ne dévore plus ni se goinfre. L’envie l’impatience et l’urgence ont cédé devant le désir et une quête féconde et heureuse du bien jouir. Au lieu de s’asservir à la frustration Sébastien crible la beauté et ses atours à l’aune de la délectation qu’ils lui procurent. Selon lui l’observation de ces préceptes allonge l’empan du balancier de son horloge biologique et en ralentit le rythme. Voilà quinze piges que ses pérégrinations obéissent à ce protocole : ne soupirer après rien ni personne avec des yeux plus ronds que le ventre !

 

Le projet de cette escapade gruérienne a pris corps pendant la semaine : alors qu’à son ordinateur Maigrauge besognait de répétitives corvées sous l’effet d’un court-circuit de la conscience il a brusquement décroché – une alarme chez les individus qui arrimés aux écrans et à l’ennui sont sur le point de se comporter en prothèses de la machine, en un déclic, à la sensation se substitue en eux une réminiscence ou une élaboration, un amalgame de vécu et d’inventé. Sébastien a ainsi été la proie d’une vision analogue à un plan surexposé tourné en Super 8 dans un de ces films muets de pas plus de deux minutes quarante dont les familles raffolaient pour immortaliser les anniversaires les mariages et les baptêmes, les congés sous la tente ou en caravane, au bord de la mer dans une villa et dans un chalet à la montagne, location partagée et caisse commune pour la bouffetance et les faux frais. Ces jours heureux ces franches parties de détente et de rigolade autour d’un gâteau et du mousseux, la caméra permettait de les revivre. Aussi, à la rentrée ou plus avant dans l’année, au salon ou à la salle à manger, ces images d’un bonheur domestique reprenaient-elles vie en défilant souvent en saccades à la lumière d’un projecteur et sur une toile blanche punaisée au mur.

Ce jour-là Maigrauge avait été sollicité par une représentation mentale insolite, celle d’une main droite couleur anthracite sectionnée au ras du poignet laquelle se mouvait avec quelque chose du tremblé de ce cinéma amateur. Et très vite son pouvoir de fascination avait opéré. D’ailleurs ce membre coupé, Sébastien Maigrauge en avait senti l’emprise dès qu’il l’avait entrevu dans une vitrine rectangulaire à l’étage du château des comtes de Gruyère et des baillis de Fribourg. Depuis, cette attirance ne s’est jamais démentie, elle s’est exercée sur lui à chacun de ses passages dans la cité dont il néglige tous les autres centres d’intérêt ou quasiment : en une décennie, sur le chemin traversant le Bourg d’En-Haut et gravissant la bute sur laquelle a été édifiée la forteresse contrôlant l’entrée de la vallée de l’Intyamon, il ne s’est arrêté qu’une fois à la maison forte des Saint-Germain qui abrite le musée H. R. Giger, et uniquement pour réadmirer le tableau de Poumeyrol de la collection privée du plasticien ; et de la résidence seigneuriale, tombée en 1849 dans l’escarcelle des Bovy qui en ont fait une colonie artistique, il est indifférent à toutes les merveilles, même aux lambris peints par Corot, ce qu’il y loue couve et louange, magnétisé parfois une heure durant, c’est ce fragment humain auquel la rumeur et la fable ont prêté de multiples origines, et dont lui s’est entiché comme étant la main d’une pauvre sorcière, peut-être un brin putain, qu’on a envoyée au bûcher sous prétexte d’avoir pactisé avec le démon voire d’être une diablesse. Pudique ou sur la défensive, même lorsque il a été établi que cette dextre amputée provenait d’Égypte et qu’elle était celle d’un notable, et non pas d’une femme, à personne Maigrauge n’a avoué que l’attrait qu’il en subissait renvoyait à la terreur éprouvée gamin quand The Beast with five fingers, le film de Robert Florey, a été diffusé à la télévision en version française, la scène où une main gauche coupée exécute une composition sur le clavier du piano du musicien décédé l’avait hérissé et longtemps il en avait eu des cauchemars…

Ce lien souterrain entre la main fine de la momie du château de Gruyères, au majeur de laquelle a été détachée la phalangette, et celle cinématographique qui a semé l’épouvante au ciel nocturne de son enfance, Sébastien ne l’a guère examiné, il n’en déchiffre pas la signification quoiqu’il ne nie pas avoir eu peur de cette main de justice mystérieusement animée ni être aimanté par celle aux doigts délicats rapportée d’Orient comme un trophée. Dédaignant de dérouler le fil associatif Maigrauge incorpore et combine ces éléments épinglés et charriés par ses affects aux songeries consolatrices dont il se berce. Amant et époux morganatiques de ses chimères il romance la faille qui le fend et les plaies dont il saigne. Cette écriture de soi, exempte de graphie, se parle et se gueule en silence. Elle ne couture pas ses blessures ni ne les guérit ; elle prévient qu’elles s’enveniment en l’aidant à ne pas les gratter jusqu’à suppuration. Mais il advient que le baume mue en poison et l’ange en malin : les entités profilées dans la langue s’autonomisent et hantent le réduit intime de leur hôte, et l’emplissent dans le dessein de l’en déloger, elles tyrannisent et martyrisent le malheureux, hélé et acculé à une contrepartie sacrificielle ou à la folie, qu’il ait ou non été marabouté par le passager clandestin d’un superbe trois-mâts brésilien, tout blanc, admirablement propre et luisant…

 

En une huitaine, le quotidien de Sébastien Maigrauge déraille, d’ordinaire méticuleusement organisées il ne tient plus les rênes de ses journées. Des anicroches et bagatelles initiales, des dossiers de séminaire à corriger sur lesquels il traînait, s’apercevant après quatre cinq ou six pages qu’il n’en avait rien retenu, de ces défauts de concentration il ne s’était pas tracassé. La pensée d’une petite main noire sur un socle mat lui traversait l’esprit à chacun de ces accrocs. Le phénomène s’est aggravé avec des retards à des rendez-vous, des confusions et des ratages. Il s’est promis de se remmancher mais la mécanique était grippée, il ne s’appartenait plus, il était le jouet d’une main funèbre à cause de laquelle il trébuchait.

Il a outrepassé les bornes à la réunion de département lorsque ses collègues l’ont pressé de se prononcer sur un financement, il a bredouillé des inepties, il ne les avait pas écoutés, il était dans une obscure et tarabiscotée fabulation laquelle l’échauffait et l’époinçonnait, celle d’une Séléné princesse captive, la fille de Cléopâtre VII et de Marc-Antoine exilée à Rome puis mariée au Berbère Juba II, et inhumée à l’ouest d’Alger dans un gigantesque tumulus royal, el Qabr al-Rûmiyya, le tombeau de la Roumia que des pillards ont profané… C’était patent, une main transbahutée des confins du Nil et des pyramides le chevauchait tout entier. Il a prié ses interlocuteurs de l’excuser, et s’éclipsant illico a sauté dans le train pour Gruyères, si sa tranquillité était à ce prix, inutile de barguigner, son coût serait modeste.

Des poignes sont néanmoins plus agrippantes qu’un étau : à l’entrée du parc du château, des touristes piétinaient, un employé leur confirmant ce qu’un placard stipulait, une fermeture exceptionnelle car une enquête et des investigations de police étaient en cours, chez ces promeneurs nulle exaspération, leur excursion n’était pas gâchée, ils avaient de la ressource avec le musée tibétain de la Fondation Alain Bordier et aussi, en face du Museum Giger, avec le bar où, si cela leur chantait, ils se photographieraient dans une décoration un mobilier et des fauteuils faisant référence à l’Alien et à son univers. En revanche la mine grise comme un jour sans pain, Sébastien Maigrauge était démonté, une instance persécutrice, la poisse le destin et ses auxiliaires s’acharnaient contre lui et le prédestinaient à d’incessantes brimades et vexations, était-il manipulé et persécuté par les Moires ? Et puis, sur son épaule, le frôlement d’une main gantée d’un cuir d’agneau beurre frais sur le dos duquel une arborescence rose sérigraphié métaphorisait le réseau veineux.

Le hasard n’est pas le sempiternel parrain de l’adversité et des vicissitudes, il peut être un entremetteur accort, pour preuve cette inconnue, une femme en cheveux mordorés, à la peau d’albâtre et avec des marbrures de vermillon léger, les yeux charbonnés de khôl, un physique d’échassière sculpturale et un collier de perles, une élégance de ballerine pour la gestuelle et le port, ou de novice, et la foulée ample, celle d’une cavale arabe. Un regard a suffi. Quelle force invisible a-t-elle manigancé leur rencontre en déviant la trajectoire de Maigrauge vers cette apparition en linceul d’éternité ?

Au deuxième étage de l’hôtel-restaurant où Sarah et lui ont dîné, Maigrauge ondoie dans une fébrilité attisée par les effluves et la sueur de leurs corps enlacés… Il était venu pour se libérer de la paralysie que faisait peser sur lui une sépulcrale vanité ressuscitant dans sa mémoire ce qu’il avait vu et ce qu’il avait appris sur les rives de l’Oubangui et du Congo, atroces reliefs d’un passé colonial et de diableries où dans les deux cas il s’agit bien de manger l’autre, en le châtiant ou en s’appropriant son ardeur et son énergie ; et il s’est abandonné à une autre puissance, celle d’une séductrice qui sur lui a jeté son dévolu et l’actionne comme un marionnettiste son pantin, dans l’apparence de sa liberté et de son initiative alors qu’il est assujetti à ses charmes et à son magnétisme, elle, habile à feindre qu’elle lui cède alors qu’il souscrit à ce qu’elle induit, ainsi de leur déambulation épaule contre épaule et le pouls battant à ses tempes à lui, depuis l’église Sainte-Théodule et les remparts qui la jouxtent et à travers les prés environnants par la porte Sainte-Agathe et la Charrière des morts, les confidences égrenées, la poitrine gonflée de l’un et l’écoute de l’autre, sa patience de chasseresse une ruse de prédatrice dans un sourire de servante, les verres ensuite partagés des rires et de subtils effleurements pour aveux, la décision de prolonger leur galant appariement par un dîner et de pouffer de concert quand Sébastien évoque les horaires des liaisons ferroviaires, au cadran des montres qu’ils n’ont pas la chamade l’emporte sur le sérieux et les convenances, et Maigrauge de prier le maître d’hôtel de vérifier auprès de la réception si une chambre est disponible, les joues de Sarah ont rosi, il en a été flatté, ils ont trinqué, elle n’a pas retiré sa main de la sienne et en retenant chacun son souffle ils ont rejoint leur couche et un linceul immaculé d’éternité.

Dans la nudité et l’affrontement Sébastien et Sarah s’étreignent et se dévorent, elle s’empare de sa main et lui gobe les doigts, et les enfourne au pli du ventre, dans des spasmes et des gémissements rauques, son torse et ses flancs de sloughi bouleversent Maigrauge, à sa dévotion son amante le cajole et l’ébranle, il est ravi coudoyant l’extase qu’occasionnerait la contemplation d’une descente de croix blême et émaciée, de celles qu’il a jadis admirées à Tolède et lutinées à Madrid, des cadavres d’ivoire vrillés par la douleur et décrochés de leurs bois, à la patine trépassée par la contre-réforme et ses inquisitions, et aux muscles gainés par le supplice.

 

Sur sa banquette de La Presse, Antoine Louis soupire, de la prose du rédacteur de La Gruyère il ne pense rien, son rationalisme n’est pas laïcard mais enchanté, il se soigne ô grâce à dieu pour ne pas être d’église ni de secte, il ne fustige pas les croyants : il ne doute pas d’en être un sans uniforme ni idole, il prône des thèses, pas un système, et conjecture qu’une indignation volubile est le décalque d’un naïf applaudissement, ce n’est pas parce que c’est dans le journal que c’est vrai, et tout ce qui y est écrit n’est pas mensonge, une information n’est pas une donnée, un fait en devient une après une mise en forme, ce catéchisme on l’enseigne à l’école et on le blasphème pour la note et les diplômes, bien peu s’en imprègnent, d’un côté la théorie et les idées, et de l’autre la pensée en actes, entre les deux : un gouffre, non, un abîme, gaspiller de la salive ce serait foutraque d’autant que si la nature et le vide ne font pas ménage serein les humains rechignent à ne pas avoir le mot final même dans des champs où les questions n’ont que le mérite d’avoir été posées. Il serait fâché d’être cassant et acerbe comme les énergumènes qui au comptoir braillent contre la superstition et les contes à dormir debout. Ses récriminations, il les grommèle par-devers lui, Monsieur Louis n’est pas de ceux qui piaillent. Et machinalement il réouvre le canard posé devant lui : page deux, le récit qui déchaîne la transe des zigotos dont il ne veut pas subir l’exubérance ; page trois, la litanie des chiens écrasés et l’inventaire des tempêtes et des intempéries ; et, au bas de la page quatre, une brève signée par un autre échotier que celui ayant enquêté sur la main baladeuse de la momie : « Mercredi, vers midi, un client d’un hôtel-restaurant sis rue du Château à Gruyères a été secouru dans son lit en état de choc post-traumatique ; il avait été mutilé dans la nuit, avec un instrument de boucherie. On lui a prélevé la main droite, probablement sous sédation lourde. Le membre n’a pas été retrouvé. Le malheureux a été transporté à Fribourg, à l’HFR. Dans le même temps, un avis de recherche a été lancé en vue d’interroger la jeune femme qui l’accompagnait et qui elle aussi s’est volatilisée. »

 








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