Limoges, mercredi 8 septembre.
Je quitte mon pied-à-terre pour rejoindre le campus de Vanteaux. J’ai dispensé hier en début d’après-midi mon cours de Troisième Année de Licence, à propos de l’image et de ses rapports notamment à la langue et à la peinture. J’en ai profité pour glisser un mot à propos des thèses soutenues par Annie Le Brun et Juri Armenda dans Ceci tuera cela (2021). Ma classe est une terre de mission, elle l’a toujours été, depuis septembre 1980 lorsque j’ai commencé à enseigner, enfin, c’est un front secondaire d’une guerre déjà perdue depuis longtemps, mais ce n’est pas maintenant, à mon âge, que je changerai ou qu’on remodèlera sensiblement ma vision du monde, tenace névrose que la mienne... Aujourd’hui j’anime un des ateliers d’un congrès international organisé par une collègue que j’estime et qu’il m’arrive de convier à siéger dans des jurys de thèse, ces journées concernent les « aînés », leur situation au sein de notre société et dans celles de plusieurs pays, en particulier hispanophones. Je suis dans mes pensées roulant quelques observations que m’inspire un livre de Didier Anzieu, Le Corps de l’œuvre, Essais psychanalytiques sur le travail créateur (1981), travaillé crayon à la main chaque fois que la besogne quotidienne m’autorise à m’y plonger. Mais pour l’heure place d’Aine j’entre parmi les premiers dans le bus, je salue le conducteur et m’installe dans un coin, debout, le dos bien callé pour suivre le fil de ma réflexion durant le quart d’heure de trajet qui me sépare de la faculté. Soudain mon attention est attirée par les voyageurs qui montent à l’arrêt suivant, je suis médusé et mon œil captivé par les phrases que trois jeunes femmes arborent sur leurs tee-shirts : « Baby girl », « Pipelette de mère en fille », « The Futur is female »… Autour d’elles, chacun ou presque renifle son smartphone. J’en éprouve de l’agacement. Pourtant ni l’accoutrement de ces personnes ni la situation ne sortent de l’ordinaire. Et je n’ignore pas qu’il ne reste plus rien ou presque de l’espoir qui à vingt ans nous avait transportés mes camarades et moi. Un peu plus tard, pendant les échanges que je dirige, j’entends que vieillir est une chance. Je ronge mon frein et m’épingle un sourire. Les orateurs enfilent ce qu’ils croient être de grands mots et de lumineuses formules, marketing responsable vieillesse active développement durable et territoires, nouvelles technologies politiques publiques et télémédecine… De toute évidence ils sont contents de leurs bavardages. Sujet difficile question tabou obligation de préserver les plus fragiles, tout un baratin dont ils se gargarisent. Sur le point de conclure, je craque : nul besoin de ciseler la période, elle se déploie sans crier gare, une protestation contre le noli me tangere des écrans plats, Sénèque, le souvenir d’Anne Bert, le temps qui vient pour chacun de mettre ses affaires en ordre, la nécessité d’une éthique qui ne soit pas en toc dans un monde qui de nos carcasses élans et douleurs fait des marchandises et se vautre dans le simulacre. Rideau. Silence poli. Une sommité qui se targue d’avoir été le premier à et à, et encore à, s’attarde à m’interroger, à sa raisonnable mesure je réitère en lui opposant une éloquente colère. Et comme il a tort d’ergoter, je le renvoie dans les cordes et le laisse à son discours d’expert auprès des bureaucraties : je trempe le mien dans les escarres des grabataires. Au déjeuner, j’apprends qu’il y en a eu un pour clamer dans mon dos qu’il avait besoin de reprendre son souffle, il était n’est-ce pas à moitié dévasté, j’ignore l’expression exacte qu’il a employée, ce dont je suis certain c’est qu’il s’est plaint que j’avais exagéré, vous comprenez, après pareille envolée de ma part il fallait qu’il se refasse une santé, en avalant par exemple une madeleine, je n’invente pas ni ne brode, je relate ce qu’on m’a rapporté, à la lettre, que voulez-vous, à une manifestation scientifique et académique de cette envergure ayant de surcroît l’ambition de prôner un mieux-vieillir, il est bigrement déplacé, vous ne trouvez pas, d’oser tout de go évoquer la mort.
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