Mardi 26 mars, une soirée d'hommage à Jacques Abeille a été organisée par l'Association Jacques Abeille et le Collectif bordelais "Et la beauté qui vient...". Elle s'est déroulée dans le cadre du Marché de la poésie de Bordeaux (Merci à Jean-Paul Brussac de la Librairie Olympique et à son équipe d'avoir programmé cette manifestation).
La comédienne Suzanne Robert a lu des textes de Jacques.
Ainsi que cinq étudiant(e)s des classes prépas du Lycée Camille Jullian (de Bordeaux).
Une table ronde a rassemblé Frédéric Martin (éditeur, Le Tripode) et Hélène Perlant (professeur de chaire supérieure, critique). Nous nous sommes quittés après avoir entendu la voix de Jacques Abeille...
En ouverture à la soirée, j'ai prononcé ces quelques mots :
"Jacques Abeille n’était pas seulement un grand poète et écrivain,
il était un immense poète, un immense écrivain...
Un grand, un immense écrivain.
Dans des causeries comme celle-ci, on dit toujours cela. Et cela n’ébranle personne. L’auditoire sourit.
Opine du bonnet.
On a dit et fait ce qu’il fallait.
Entre le minimum syndical et la brillante envolée qui déclenche louanges et applaudissements. En réalité, on n’a rien dit.
Des banalités et des généralités. Et on ressasse, à satiété.
Jusqu’à l’instant présent, je n’ai pas dérogé : j’ai moi-même sacrifié à cette aimable comédie. Non pas la cérémonie des adieux mais celle de la reconnaissance convenue.
Je vais vous épargner ce numéro.
Je m’en suis acquitté de longues années. Et je crois bien que je m’en suis tiré fort honorablement.
Toutefois, calibrer mes émotions, mes sentiments et mon point de vue en fonction des conventions, littéraires et sociales, voilà qui serait passablement moche.
Pire : vilain.
Jacques n’était pas un tiède, il mérite beaucoup mieux que de la rhétorique, même bien huilée, et des louanges que nous pourrions dans d’autres circonstances servir à un autre...
Je vais donc sortir des sentiers balisés.
Pas par narcissisme mais pour être cohérent et rigoureux.
Le Jacques Abeille que je veux magnifier, je ne prétendrai pas qu’il est le vrai Jacques Abeille, le seul et l’authentique.
Il est le mien.
Un des grands frères dont j’ai eu besoin pour cheminer dans l’existence,
Un des grands frères envers lesquels j’ai une dette.
D’abord parce que c’est en les lisant que j’ai appris à écrire,
Ensuite parce qu’ils m’ont fait une place parmi leurs proches,
qu’ils m’ont écouté sans condescendance ni complaisance,
dispensé des conseils et des encouragements,
ils m’ont ainsi reconnu.
Ces grands frères, ils ne sont pas légion.
Avec eux, j’ai partagé des rires et des plaisanteries, des admirations et des détestations, des interrogations et de l’accablement devant le cours du monde…
Il serait malvenu d’en dresser la liste, devant vous, ce soir. C’est en effet Jacques qui nous réunit, et personne d’autre.
Et c’est de lui,
de mon Jacques,
qu’il m’importe de vous parler,
en vous confiant des anecdotes relatives à ce qui nous liait, lui et moi.
Jacques a été de celles et de ceux, une poignée, qui dès mes premiers pas d’auteur m’ont lu. Et ont réagi à mes pages.
La dette que j’ai contractée auprès de lui commence par-là, le temps et l’attention qu’il a dégagés pour prendre connaissance de ces petits et modestes écrits,
et m’en rendre compte.
Le cadet ne s’échinait pas à inscrire ses pas dans ceux de son aîné,
l’œuvre de l’un n’était pas la source des essais et tentatives de l’autre,
pas de descendance ni de filiation de l’un à l’autre,
mais un apparentement, une analogie,
puisque les partis pris de leurs démarches respectives s’adossaient à des références communes – le surréalisme, l’impression que l’élan érotique est inséparable du geste de création, la certitude des effets de sublimation des pratiques artistiques.
Cela nous a valu bien des échanges, de multiples ravissements et bonheurs.
Non que nous nous congratulions immodérément lors de nos entrevues,
pendant les colloques et les lectures publiques auxquels j’ai invité Jacques,
durant les déjeuners qui nous ont rassemblés,
nous ne manions certes pas l’encensoir l’un envers l’autre,
la quiétude de nos débats s’enracinait dans une même passion pour une littérature qui fût un choix de vie,
dans ce rapport existentiel à l’écriture, Jacques s’est engagé très jeune,
c’est probablement ce qui lui a permis d’apprendre à vivre avec ses blessures,
de mon côté, ce n’est qu’à l’orée de la cinquantaine,
après un chagrin d’amour qui m’a déboussolé,
que mes griffonnages n’ont plus été honteux, ils sont devenus montrables, lisibles,
la douleur m’avait permis de muer, j’étais en passe de trouver ma voix/voie.
Mon premier manuscrit, quand il est devenu un livre, je l’ai immédiatement offert à Jacques.
C’est ainsi que le dialogue entre Abeille et celui qui s’adresse à vous s’est transformé en une discussion de quinze années entre un écrivain confirmé et un « très jeune » auteur ;
entre celui qui avait été correspondant du groupe surréaliste à Bordeaux, et dont l’usage de la littérature visait à lui fournir le supplément de rêve sans lequel il aurait été en proie à un malaise diffus mais tenace,
et un pauvre « innocent » qui trousse ses narrations dans l’espoir d’un « roman cassé », empruntant au récit de vie façon André Breton, à la transposition romanesque et à l’autofiction, et auquel d’emblée, à peine sorti s’était-il débarrassé de sa chrysalide, Jacques s’est adressé comme s’il était un pair…
« Comme s’il était un pair », l’ai-je bien prononcé, ce syntagme ? Comment l’avez-vous entendu, ce « pair » ?
Il se pourrait que nous touchions là à la faille qui, chez Abeille, alimentait paradoxalement sa création,
une faille et une fêlure constituées par :
-le manque inaugural du « père »,
-le scandale d’une naissance qu’on a voulu effacer en maquillant l’état-civil,
-l’infamie dans laquelle sa bâtardise l’a plongée,
-une filiation et un nom qu’on a refusé de lui reconnaître.
Cette plaie (dont il a sans doute senti que la vie m’en a avait infligée une, analogue),
Cette plaie, pour la panser,
- je me garderai d’affirmer qu’il en a guéri -,
Abeille a puisé dans les infinies ressources de l’imagination,
son écriture lui permettant de s’extraire du cercle étroit de la bienséance bourgeoise pour de vertigineux arpents
(que le roman anglais ne s’est pas fait faute de creuser et de fertiliser)
et d’embrasser l’énigme du monde par association et variation poétique continue.
Ce sont des choses de cet ordre que j’entends dans la voix de Jacques Abeille-Léo Barthe."
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