Hé oh Jean-Pierre, qu’est-ce qu’aujourd’hui tu nous fais faire, dis, Jean-Pierre, t’es devenu maboul, pour nous faire cela, à nous, parents amis et proches, rassemblés ce jeudi au bord du caveau où ta dépouille va reposer, hé oh Jean-Pierre, qu’est-ce que tu nous as fait le 9 décembre dernier, qu’est-ce que tu m’as fait, Jean-Pierre, ce jour-là, lorsqu’après avoir déjeuné avec toi au Bar-Tabac de Saint-Michel je t’ai accompagné jusqu’au Tiatro, tu désirais t’entretenir avec le patron en vue d’exposer ce mois-ci dans son bistrot, à l’occasion de la publication de ton livre de photographies, lequel tu venais juste de le recevoir, devant ce rade je t’ai embrassé, il était question que je revienne à Bazas pour les Bœufs gras de 2023, nous nous sommes salués, et dans la soirée la nouvelle m’est parvenue, par Fernando, qui a dû insister pour que je décroche, comme à mon habitude je faisais le mort, tu sais combien les manies téléphoniques du temps m’insupportent, je faisais donc le mort, la langue a de ces raccourcis, il a dû, Fernando, m’écrire un machin es-aim-esse, il avait un truc urgent à me faire savoir à ton sujet, je l’ai rappelé, la suite, la suite on la connaît, et elle est vilaine et moche, puisqu’elle nous conduit ici, devant ta tombe. Dis, Jean-Pierre, qu’est-ce tu as fichu, cet après-midi du 9 décembre, qu’est-ce qui t’est arrivé, ce vendredi de dévastation, quoi tu souris tu te marres tu as deviné, oui, tu as deviné que je l’ai mauvaise, non pas parce que nous avons pendant cette graine partagée cultivé notre morosité, passant en revue ce qui était advenu à nos connaissances, en bien et en moins bien, en conneries égotistes et fâcheries narcissiques, en errances sentimentales et en addictions, nous avons évoqué notre jeunesse et ses espoirs, nous interrogeant quant aux motifs de ne pas désespérer du monde et des humains, je t’ai senti plus grave que d’ordinaire, et j’ai eu l’impression comme d’une proximité renforcée, je t’ai confié combien j’étais perdu, combien j’aspirais au désert et à la désertion, à un retrait des simagrées et du grotesque, à un Port-Royal de l’écriture et de l’amour, à une phalanstère d’irréductibles rêveurs. Tu m’as écouté, nous étions d’accord pour constater qu’au vent d’est de nos vingt ans avait succédé une méchante brise de mer qui était en train d’annihiler les utopies artistiques politiques humaines qui nous avaient permis de grandir et dans lesquelles nous avions résisté, à contre-courant du consumérisme du décervelage et d’un nouveau puritanisme 2.0. à quoi Big Brother Hollywood et des curés new look, comme s’exclamerait le chantre des Barbares et de la Fensch Vallée, nous accommodent. Ce vendredi, nous avions fini par sourire en vertu d’un pacte tacite, celui de continuer, encore longtemps, notre chemin.
Oh Jean-Pierre, mon Jean-Pierre, l’image que j’ai de toi, et que je conserverai, est celle d’un petit homme joyeux, au cœur d’enfant, si sensible qu’il percevait les fantômes des copines et des copains disparus bruire dans le chahut du Boqueron, ainsi que je l’ai campé en 2015 dans un roman, les comptoirs, Jean-Pierre, tu les fréquentais, pas seulement parce que tu n’étais pas bégueule, mais d’abord parce que tu as toujours su que les humains, exactement comme l’autre le vociférait sur les scènes électriques des années 1970, les humains et les gens, il convient de les connaître à certaines heures pâles de la nuit près d’une machine à sou avec des problèmes d’homme simplement des problèmes de mélancolie, ce qui pendant ces veilles te permettait de scruter avec acuité, et gentillesse, la comédie qu’ils se jouent, les humains et les gens, pour divertir leur attention de l’essentiel. Or, pour toi, Jean-Pierre, l’essentiel n’a jamais été avatar de Méduse, et comme tu étais artiste, et pas n’importe lequel, de la trempe de Pierre Molinier et de Joel-Peter Witkin, aussi n’as-tu pas cessé avec tes clichés et tes montages de circonscrire, sans ciller, le point aveugle de toute image, en l’occurrence ce qui échappe dans la représentation parce que notre vision est entravée par une taie sur notre œil, et que le secret ne réside pas dans ce que l’on voit mais dans la façon dont on regarde et dans la manière dont on s’applique à dévoiler ce qu’une vue ordinaire occulte. Là où les sots et les ignares ne discernaient que du cul des fesses et des chattes, si bien qu’ils ne touchaient ton travail qu’avec des pincettes et des grimaces, toi, tu entrapercevais la bouche d’ombre et le trou noir, l’abîme d’où procède l’étant et au fond duquel il s’abolit, parce que revers du néant il est le siège et le fondement du nétant. De cette méprise dont tu as toute ton existence était victime, et qui explique la niche érotique, voire pornographique, dans laquelle à tort on a cantonné ton œuvre, et qui t’a condamné à la marge et à un faible rayonnement, alors que d’autres, médiocres racoleurs sans vérité, étaient sous les sunlights et dans les gazettes. Tu avais suffisamment d’humour pour tourner en dérision cette avanie, n’étais-tu pas El Rey, le roi des photographes cochons, le prince des photographes traditionnalistes ? Ceux qui, demain, te salueront en célébrant tes nus, même si de ton vivant ils s’interdisaient de les acheter et de les collectionner, ignoreront le ressort de ta démarche, celle en fait d’un reporter, car les femmes qui se déshabillaient devant ton objectif, la plupart modèles occasionnelles, seulement désireuses de poser pour toi, et avec toi, tu ne les mettais pas vraiment en scène, tu les accueillais dans ton studio pour qu’elles y précipitent et incarnent une part de leur imaginaire et de leurs fantasmes, tu en étais le témoin averti, ce qui t’autorisait sous l’apparence du jeu et du libertinage à traquer la radicale solitude et la singulière extase dans laquelle nous sommes, toutes et tous, trempés. Il faudra du courage et de l’opiniâtreté à tes parents amis et proches pour que la bêtise qui prévaut autour de nous n’engloutisse pas les vertigineux clichés que tu nous as offerts pendant presque quatre décennies.
J’ai relaté les circonstances dans lesquelles ce vendredi 9 décembre Fernando m’a alarmé et j’ai confessé ma réaction première, celle de faire le mort, ai-je lâché… Oh Jean-Pierre, mon pauvre ami, si tu m’entendais, ton oreille ne te trahirait pas, tu l’avais trop fine pour ne pas saisir à travers mon baratin ce que j’essaie d’exprimer, plus qu’un remords, une culpabilité, celle de t’avoir abandonné au seuil du Tiatro, pire celle de t’y avoir mené, comme si j’avais été en connivence avec la camarde. Pour m’en délivrer, de ce sentiment pénible, après avoir tergiversé, il m’a semblé indispensable d’être ici. En accord avec Sophie dont tu as tiré si merveilleusement le portrait pour ses trente ans, je suis revenu de Suisse pour te saluer, ni elle ni moi ne t’oublierons, nous conserverons de toi des souvenirs et plusieurs de tes photographies, pas ton imago, de tous les minois de la mort ce sont que tu as saisis sur l’argentique que nous préférons, et ceux de ta bouille, hilare ou malicieuse, réjouie, celle que tu arborais à chacune de nos retrouvailles. Pour nous qui n’avons pas besoin d’un pape, et pour les autres aussi, s’ils se donnaient de la peine, pour te mériter, tu étais un ami.
Jean-Pierre, oh mon Jean-Pierre, ce que je viens de prononcer t’a bien sûr échappé. Aux morts, les vivants ne parlent pas, et d’ailleurs ceux-ci, s’ils ont un commerce sur lequel veiller c’est celui qui les relie à toutes celles et à tous ceux que la finitude n’a pas ravis, néanmoins les morts les vivants peuvent les apostropher leur adresser leurs suppliques les admonester d’être partis trop tôt, parce qu’il est certain qu’on meure toujours trop tôt et qu’en rejoignant l’énigme de la matière en mouvement on plonge ceux qui restent dans le désarroi et l’affliction, cette conviction qui est la mienne, et dont je me garderai d’être le prosélyte, cette conviction m’incite à juger que, c’est aux limites, à quelque distance de la Faucheuse, et de son double, Thanatos, que je suis le plus apte à chanter Eros, la vie et la joie. Et à en jouir. Je ne crois pas me fourvoyer en considérant que cette feuille de route était aussi celle de Jean-Pierre Rey.
(Portrait avec "Hélène de Troie" de Félix Labisse, par Jean-Pierre Rey)
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