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Photo du rédacteurjmdevesa

L'Algérie à Saint-Christoly-Médoc ? (le chantier du roman)


L’autre été en face des pontons un banc sur le talus perreyé ralliait chaque jour en fin d’après-midi des veufs et célibataires, une majorité d’hommes la soixantaine bien tassée, une ou deux retraitées, les femmes plus jeunes n’ayant aucune possibilité de s’attarder, elles étaient au boulot salarié ou domestique, la troupe bavardait pour combattre la vacuité de son sort avant les nouvelles et les émissions que le lendemain elle commenterait, comme si ce qu’elle avait vu et qu’on avait marmotté à l’écran avait été pour les participants à ce conclave une expérience et une épiphanie.


Ainsi, en ce havre dont les anneaux d’amarrage ne sont plus utilisés que par deux ou trois Saint-Chrystoliens taquinant l’anguille et l’alose, ou les originaux qui pour voyager ont choisi la plaisance et la lenteur, à heure fixe on caquète. En dehors des conciliabules quotidiens de ces braves gens et les froissements coutumiers de la nature piailleries gazouillis clapotis rien n’interrompt le lourd silence régnant sous les ormes dont le quai est planté, paix fallacieuse que celle-ci car à l’abri de ces arbres autour du bâtiment réaménagé des douanes en remontant vers les habitations et le haut de l’agglomération des ombres circulent peut-être, dans le vague le flou et l’indécis, halo indiscernable à qui n’a pas les yeux ni la harpe sacrée d’Apollon. Des chats y décèleraient-ils leur présence sous les plis de la tunique de Diane et les feuilles mortes encombrant les allées des jardins des demeures patriciennes abandonnées ? Et la passion de la dame blanche de Barrouille comment en percevoir les échos, ses pleurs et ses soupirs, et ses muets reproches, quand tout un tintamarre de niaiseries et de sornettes parasite l’écoute et paralyse l’esprit, la clairvoyance des humains est souvent fermée à l’innocence, et à l’absence de destination, faute de se détourner du tapage et de l’accessoire ceux-ci sont aveugles et sourds à ce qui toupille dans l’air et filigrane l’épaisseur des corps.


De son lit, il suit un chœur volant de mouettes qui évitent de s’aventurer au large, vers le pays gabay, elles planent attirées par la houache de la drague jaune délavé et rouge qui journellement aspire les sables du chenal et le sillage d’un porte-conteneurs en route pour le Bec d’Ambès, une roucoulade de colombe, l’olivier devant une de ses fenêtres ne frémit pas, dans l’éther aussi c’est l’étal mais ce matin une lumière d’aube blafarde chaule traits silhouettes et contours, au cacardement des oies dans leur enclos il interrompt sa dérive mentale, pendant de fugaces instants le presse l’image du chiffre de la création selon Pillet, papiers découpés et déplacés, en inclinations et en superpositions, toujours en mouvement et en rythme, un tourbillon, puis sa projection dans l’espace et le fer en témoignage de reconnaissance mais dans l’artifice de son exposition entre l’estey luisant de ses boues le complexe Skawinski et la digue, il est alors assailli par un fondu-enchaîné de visualisations et de réminiscences prenant appui sur ce qui au premier étage de la galerie Côté-Gironde de la collection Pillet l’a hier captivé, non, estomaqué, avivant certains vifs regrets et remords, lorsque jeune chien fou dans un jeu de quilles il a déboulé à Biskra, en 1980, les trois années qu’il y a enseigné ne lui suffisant pas pour comprendre que sous les pavés il n’y avait plus la plage ni le jeu de la vérité mais seulement les conventions sociales et la sécurité, la vraie vie n’était pas ailleurs, pour lui elle était malheureusement dans une salle de classe avec des bulletins de salaire dix fois inférieurs à ceux de ses compatriotes coopérants, et des désirs et des rêves qui le convulsionnaient, pendant trois mois il s’est raidi cheveux aux épaules bourgeron et keffieh, c’est-à-dire avec la dégaine et les oripeaux qui ont été les siens dans les cortèges et les services d’ordre, durant dix ans, et qui étaient ceux des copains de son âge, lesquels faute de s’être établis jouaient aux intellectuels aux pieds nus, en janvier afin d’avoir le calme dans ses cours il est allé chez le coiffeur, tondeuse coupe à la romaine, diktat de la réalité, dans sa famille et sur les bancs de l’école on le lui avait répété, coiffure donc d’un figurant dans un péplum à Cineccità, d’une extrémité l’autre, ses camarades et lui avaient pensé pouvoir fronder or n’en déplaise à Arthur et à Léo le monde avait des laideurs dont la littérature ne consolait pas, la potion en était amère…


Quand il a réservé cette chambre d’hôte à Saint-Christoly-Médoc, parce qu’il avait besoin d’un endroit pour sortir temporairement de sa vie tracée, avoir un bout d’existence, s’aérer les méninges, étriller son cerveau de quelques-unes de ses idées obscures, il n’imaginait pas y être remué par des réminiscences de ses trois années de jeune adulte en Algérie. À sa compagne il a proposé d’y déposer leurs baluchons, incognito, l’affaire de quelques nuits. D’Edgard Pillet il ignorait tout, son existence son œuvre sa trajectoire ; il n’avait jamais eu envie de visiter la Casa à son nom, ni de chiner quelque brocante au rez-de-chaussée ni de jeter un œil sur la trentaine d’œuvres de l’artiste exposée au-dessus de la boutique, à chacune de ses venues le monument en son honneur le laissait froid. Il y a deux jours, lors d’une promenade dont il souhaitait qu’elle lui déliât la langue et les doigts, son roman en effet piétinait, et plutôt qu’à s’entêter à en dénouer l’embrouillamini il avait préféré déambuler dans le bourg en pariant relancer la narration par ses pas, machiner de nouveau la création, à condition d’accepter de ne pas concentrer son attention sur ce qui l’avait arrêtée, il avait souri en songeant que s’il était sensible à l’atmosphère de l’époque il en ferait une recette, un tutoriel, prescrivant d’associer la désertion à la diversion. C’est dans ces circonstances qu’un mot informant les chalands de la cessation du commerce d’antiquités d’ici la fin de l’année lui a fourni le mobile de franchir le seuil d’un magasin devant les vitrines duquel il s’était jusque-là, par exemple en mai, lors de résidence à Barrouille, contenté de défiler.

Parmi la marchandise exposée, il remarque un lot de quatre assiettes Vieillard au motif floral Strasbourg, un bouquet au centre, une rose ou espèce de d’iris, et des rameaux sur le bord, sur la faïence des volutes de vert bleu rosé et mauve avec un peu de jaune, comme une éclaboussure de fraîcheur, le plaisir procuré par cette grâce pastorale redoublant dans le désir d’acquisition, l’émotion esthétique s’exacerbant dans une frénétique compulsion d’achat qu’il ne satisfera pas sur le champ mais un mois plus tard, à l’occasion des vendanges, quand il reviendra à Barrouille pour sa documentation, la volonté de possession attisant en lui l’appétit de cupidité de Cupidon a-t-elle préparé la commotion psychique qui, au niveau supérieur de l’immeuble, devant des photographies et des moulages de Pillet disposés sur le manteau et la plate-forme d’une cheminée, le secoue et le transporte quand il apprend que le peintre, lauréat en 1938 du prix Abd-El-Tiff, a été un des pensionnaires à Alger, quartier Belouizdad près du Jardin d’Essai, de la villa-palais qui sous la colonisation a été le pendant maghrébin de la villa Médicis ou de la Casa de Velázquez, le lien analogique qu’il perçoit entre l’Afrique où il est né et a vécu, la rivière de Bordeaux les terres qu’elle arrose et la cité d’Ausone, ce lien n’est donc pas abracadabrant, sur la Garonne et dans l’arrière-pays bordelais une Afrique portative le hèle, fébrile au constat de cette objectivation du hasard : non épanchement mais déversement incontrôlé et effraction sensible du symbolique et de l’imaginaire dans l’illusion d’une destinée rectiligne, entre deux points d’un même plan tangentent plusieurs droites, Euclide disqualifié est encouragé à rectifier ses postulats, à Saint-Christoly-Médoc lui s’émoustille de ces sollicitations sans rapport avec ses intentions, ce n’est pas à un seul fil que Thésée doit de ne pas s’être perdu, les meilleures fileuses ne sont-elles pas aragnes, pour l’heure son Ariane n’est pas une princesse crétoise fille de Minos et de Pasiphaé mais inconnue berbère parente de Cléopâtre-Séléné et de Nègrecongo pour lequel Sylvain Ntari-Bemba a répandu soixante-dix-sept larmes et sanglots, Pillet l’a modelée en 1939, cette femme nue assise, sa paume gauche posée sur son genou comme une coupelle en attente d’une offrande et sa joue appuyée sur son revers droit, son pied son épaule et son visage incliné dessinent un arc dans lequel son corps est inscrit, palme pulpe et une chair à frissons de terre cuite, dans la gratuité du don d’une fille d’Alger sans voile si ce n’est celui des caresses…


"Femme nue assise" (sculpture, 1939) d'Edgard Pillet.




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