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L’Armée des ondes ou à qui causes-tu dans le micro ?


Chronique du Grand Arrière (4). Lorsqu’on tend un micro, il y en a qui immédiatement entendent slamer et d’autres dont je suis qui ne peuvent que clamer leur tristesse et leur colère quant au cours du monde, quant au futur de la planète et des peuples. Depuis septembre, c’est ce que je fais sur La Clé des ondes avec mes compères de l’émission « Histoire de voir… histoires au pluriel » et les invités que nous recevons. Au fil des semaines, nous commentons une actualité politique et sociale qui, pour ce qui me concerne, me défrise et me démoralise à la fois ; et nous nous efforçons d’attirer l’attention du plus grand nombre sur des événements culturels de nature, selon nous, à plaire tout en faisant réfléchir.


À la régie, Abel me fait régulièrement signe, de grands gestes et des mimiques, tout un discours muet dont je n’entrave que couic, pendant la diffusion d’un reportage il m’explique que si je veux être audible je dois ne pas lire ma chronique de biais, la joue contre le micro, et surtout rester dans l’axe, mon ego de rock star rentrée en est chagrin… Parfois Xavier fait une apparition, présence discrète, rassurante, d’un camarade qu’il n’est pas nécessaire de gourmander pour qu’il sorte de son bureau et prenne sa part, ici, ou dans la rue.


Quand je lis, souvent, Pieroger m’observe et de toute sa personne, pas seulement du regard, il me soutient, je ne suis pas du tout danseur, les reins bloqués par les inhibitions, ce qui permettait à mes fiancées berbères congolaises ou centrafricaines de me chambrer gentiment, du temps où j’étais jeune et large d’épaules, je crois bien que Pieroger qui, lui, est danseur, et pas du dimanche, trouve que j’use de ma voix comme d’un instrument, mon texte n’est donc pas seulement mis en bouche, porté par mon expiration, il est modulé par l’entièreté de mon être, le passé que je revisite les espoirs toujours chevillés au corps les désirs épinglés au revers de ma veste l’intensité des convictions partagées le bonheur d’éprouver dans l’action commune le lien immatériel mais efficient qui nous réunit, tous, autour de la table où nous officions, Pieroger Jean-Pierre Caroline qui déteste être regardée quand elle est à l’antenne ; et aussi Sandra en convalescence mais que nous retrouverons et qui, comme en septembre, viendra nous entretenir de ses indignations, diverses et variées, les motifs de s’emporter de ruer dans les brancards de faire sécession sont si nombreux qu’on n’en finirait pas d’en écrire la chanson…


Pieroger Jean-Pierre Caroline Sandra, donc, et moi, le casque sur les oreilles, un clin d’œil échangé avec Jean-Pierre, un sourire à peine esquissé, et tout en débitant mon feuillet du jour je suis mentalement transporté, par exemple en 1976, pendant le mouvement contre la réforme du 2nd cycle universitaire, ou lors de la manifestation interdite en faveur de Klaus Croissant l’avocat de Die Rote Armee Fraktion, treillis des stocks américains sur le dos brassard rouge comme signe de reconnaissance keffieh autour du cou relevé sur le nez la bouche, en première ligne de notre service d’ordre, au contact du cordon qui nous interdit de progresser, en vis-à-vis du commissaire dirigeant les condés, se toisant l’un l’autre, tandis que des bouteilles partent en cloche, le ciel est bien sûr par-dessus le toit, et l’on n’est pas du tout sérieux quand on a dix-sept ans… ou un peu plus… Jean-Pierre qui est mon aîné et moi n’avons pas besoin de discourir à ce sujet, certes nous n’étions pas du même courant, nous ne militions pas dans la même organisation, mais d’une part il est arrivé aux nôtres de faire front, ensemble, et d’autre part ce qui nous anime, aujourd’hui, au soir de nos vies, ce qui nous rassemble puise au même foyer, à la même flamme, laquelle nous a préservés du naufrage et du reniement. Force en effet est de constater que nous n’avons pas trop mal vieilli et que nous avons bien l’intention de poursuivre dans cette voie, et de nous entêter à partir à l’assaut du ciel.


Cependant évitons de nous emporter, de nous hausser du col, de nous coiffer du feutre de Jean Moulin, notre petite escouade du mercredi est à sa place, elle tient son rôle, mais cours Xavier-Arnozan ce n’est pas la BBC, et nos messages sur les effets desquels nous spéculons ne s’adressent pas à de nouveaux partisans, je suis plutôt enclin à penser qu’il est bon de ne pas écarter l’hypothèse que notre jactance participe du soliloque ou presque, d’abord parce qu’au contraire de Patrick Lelay nous n’avons pas l’ambition de troquer des cerveaux disponibles contre de la monnaie, et ensuite en raison de la désaffection du public à l’endroit de l’écoute en direct des radios, La Clé des ondes étant probablement en la matière logée à la même enseigne que le reste de la bande, à l’exception des automobilistes coincés dans les embouteillages et de quelques originaux qui est-ce qui désormais ouvre dans la journée son poste pour s’informer se distraire tromper sa solitude…


En prononçant ces lignes, je n’ignore pas qu’elles vont heurter mes amis qui dans un instant fustigeront mon pessimisme et tenteront de me convaincre de la vastitude de notre auditoire en arguant du succès croissant des rediffusions et des "podcasts". J’aimerais qu’ils aient raison. Je serais même encore plus heureux si mes accents mélancoliques, voire désabusés, déclenchaient une vague d’appels téléphoniques me vouant à la juste réprobation des plus larges masses… Que voulez-vous, si j’étais filou, je prétendrais qu’en vous provoquant de la sorte je cherche uniquement à vous engager à une action plus soutenue, plus déterminée, d’autant qu’à l’horizon radieux des luttes le mirifique matin des prolétaires ne va plus guère tarder… N’étant pas un roué ni un rusé, je ne cherche pas à vous mener par le bout du nez là où vous ne désirez pas vous rendre, les avant-gardes les éclaireurs les "alerteurs" les celles et ceux qui s’imaginent voir plus loin et mieux que leurs contemporains font toujours bien de ne pas se couper d’eux, un pas en avant, c’est indispensable, recommandé, on n’en fera jamais l’économie, mais deux, trois, davantage, c’est la porte ouverte à l’impuissance et à l’aveuglement, à l’égarement en plein milieu de la Perspective Nevski déserte, voilà une leçon que je regarde comme une très précieuse boussole…


Bon, mon cher, vous avez fini, mon cher Devésa, votre numéro c’est terminé, admettons que vous ne soyez ni malin ni madré, il n’empêche que vous êtes un sacré équilibriste, bonimenteur un brin rhétoriqueur, indéniablement vous cultivez le bagout, alors, de grâce, cessez de nous lanterner, chez vous les traits obsessionnels et paranoïaques sont aisément repérables, la faille schizophrène ne semble pas constituer une sérieuse menace, aussi dites-nous, dans le micro, celui de La Clé des ondes, à qui donc causez-vous, seulement à vous-même, et pas à d’autres ? Il se racle la gorge et réplique, depuis le Grand Arrière où nous sommes une poignée à nous être repliés, depuis ce réduit tramé de souvenirs de rires de musiques de savoirs et de poésies, c’est à l’innombrable armée des ombres, figures illustres et multitude anonyme que je m’adresse, les disparus les oubliés et les invisibles de maintenant, et c’est avec eux que je prends date.




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