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Photo du rédacteurjmdevesa

"Les Mains qui, avec des ciseaux, soignaient les déchirures"



D’un nécessaire de couture de fortune, que toute son enfance il a vu dans les mains de Jeanne, de ce bastringue il conserve des reliques, une paire de ciseaux noircis – si on voulait les utiliser il faudrait les aiguiser – et de quoi réparer un accroc – une boîte verte de pastilles pour la gorge à lettrage rouge et noir sur fond jaune dans laquelle sa grand-mère rangeait un dé des épingles à sûreté un assortiment d’aiguilles une cousette publicitaire et un étui en plastique contenant des épingles la plupart à tête plate quelques-unes à tête ronde. À la maison, pour l’entretien mais aussi pour la confection des habits, il n’y avait pas de ces trucs de rupins : coffret panier ou travailleuse ouvragée dont on n’aurait pas trop su en le voyant s’il avait un usage avéré ou s’il était un simple objet de décoration, pour les professionnelles comme Ninette, sa tante, ce n’était pas du superflu ni du chiqué, mais à moins d’une famille nombreuse les ménagères n’en avaient pas l’emploi pour rapetasser de temps à autre un bouton de braguette ou une pression sur un chemisier les moyens du bord suffisaient.


Ninette, une des cadettes de Jeannette – ah ! cette épouvantable manie des diminutifs et des surnoms, à désespérer des humains, une plaie une vraie misère aussi tourmentante que les sept grands malheurs qui ont accablé l’Égypte –, la frangine Ninette elle a été mécanicienne, montage et assemblage, piquage surfilage et surjet, pendant quinze ans ou davantage dans des ateliers et chez Eyssartier, s’il ne se trompe pas car cela carambole et fracasse mais Eyssartier, le nom, gamin il l’a entendu et pas qu’une fois dans sa bouche et celle de son aînée, lorsqu’à Bordeaux pendant les périodes de cohabitation dans un même immeuble délabré proche de la mairie, entre deux tentatives foireuses d’installation à la campagne elles ont eu leurs appartements sur le palier du deuxième étage ensuite l’un au-dessus de l’autre, à tour de rôle journellement elles se racontaient leurs épreuves, la croix que leurs maris leur avaient fait porter, Louis avec la bouteille d’anisette et la cigarette, jusqu’à sa mort il y avait été abonné, et Dédé-le-coiffeur, un pingre à la virilité trempée dans le caramel à qui pourtant Ninette devait la respectabilité, leurs noces ayant effacé son faux pas quand un trouffion anglais l’avait en 1943 engrossée, heureusement le bon dieu avait privé le diable de barouf, le polichinelle dont elle avait en secret accouché ayant été prestement expédié dans les limbes…


` Leurs litanies, il les avait subies dès qu’il avait été en âge de saisir les conversations des adultes, dans le logement de la rue Phalsbourg à Bab el-Oued où il vivait avec Jeanne et Louis, ou dans celui de Ninette aux Tagarins.


En Algérie, lui, le môme, il était dans leurs jupes, ou dans celles des autres filles Pons, les cadettes Hélène et Denise, en juin 1962 leur atterrissage en France pendant le tour cycliste n’a rien changé à l’affaire, c’est dans le giron des femmes qu’il a grandi, peut-être de lui-même et par crainte de l’abandon, et parce que Jeanne redoutait qu’il lui arrivât quelque chose, aussi le voulait-elle dans sa ligne de mire, tout le temps, l’élever c’était une sacrée responsabilité, sa fille lui avait fourgué le marmot, elle l’avait certes mis au monde mais immédiatement après elle le lui avait refilé, pas sotte la guêpe, et de divorcer dans la foulée pour échapper à la gouverne de la belle doche, une Espagnole en noir de veuve qui, aux yeux du jeune époux, comptait plus que sa femme, des arriérés ces mangeurs de paëlla et de morue salée presque aussi rétrogrades que les Arabes de la montagne, avec eux elle aurait eu une vie impossible, enfin, avec les bonshommes est-ce qu’on s’en sort quand on est une femme, du colis par conséquent cette chipie s’était déchargée sur elle, à vingt ans elle ne pouvait pas s’enterrer, elle était secrétaire-dactylo et elle avait une paye, mignonne sportive et à la page elle vadrouillait, elle essayait de tirer le bon numéro, les garçons cela courrait mais de là à s’arrêter pour une divorcée avec un têtard, c’était une autre paire de manches, les coqs ont la folie des poulettes mais pour le ménage et la progéniture ils préfèrent les très sages poules pondeuses du poulailler, inévitablement elle en ferait l’expérience, en attendant elle profitait, elle sa mère elle ne lui jetait pas la pierre, est-ce qu’on lapide ses rejetons, peut-être avait-elle engendré une lapine toutefois pour ce qui la concernait, elle, elle n’en était pas une, bien qu’elle eût de quoi râler contre sa princesse, celle-ci lorsqu’elle rentrait elle allongeait ses guiboles sous la table, s’inquiétait de son linge propre, de ce qui mijotait dans la cocotte, estimant que le versement ponctuel de son écot la dispensait des corvées, aux rouspétances de Jeanne elle demeurait sourde, laquelle Jeanne tout en se renfrognant et en bougonnant continuait de se charger des tâches domestiques, de la poussière des courses de la préparation des repas de la lessive, et de la couture évidemment, chaque fois qu’une reprise s’imposait ou qu’il fallait songer à renouveler telle ou telle pièce du trousseau du loupiot.


Les instruments de cette dernière besogne ancillaire, Jeanne les avait réunis dans un carton à chaussures, elle s’en satisfaisait, à moins que ce ne fût d’une cassette en bois blanc avec une vignette mièvre sur le couvercle : un chaton par exemple jouant avec une pelote… Il ne sait plus très bien, sa mémoire sur ce point et plusieurs autres, elle n’est pas fidèle, sa mémoire, pour être honnête entre ce dont il se souvient et ce qu’il suppose avoir été la distinction se fait mal, quoi qu’il en soit dans l’armoire à l’étagère du bas c’était sa place, du côté des piles de draps des caracos des tricots des cardigans des blouses des gaines et des culottes, et non pas dans la partie penderie, c’était un écrin bien pauvre, pas du tout destiné à conserver un fatras d’accessoires, épingles et aiguilles, les unes rangées dans leurs étuis d’origine, les autres lardant des chutes de tissu, laine velours et tergal, un mètre-ruban, différents ciseaux, ceux pour couper les étoffes à partir de patrons Modes & travaux ou de facture similaire, des bobines de fil, de couleurs et de diamètres variés, en rapport avec la garde-robe de la famille, pour les rapiéçages, surtout les pantalons du gosse, dès la crèche celui-ci avait cavalé, à croire qu’il avait la danse de Saint-Guy, et de galoper de se frotter partout de s’accrocher et de s’agripper, et le football à l’école aux récréations avec un caillou une balle en chiffons ou en papier, et les gamins de se bagarrer et de tomber les genoux en sang et le froc troué, pour les déchirures les rois et en la matière son petit-fils certainement pas le plus empoté de tous, comme d’ailleurs pour les entailles et les écorchures : il fallait prévoir de quoi – pour d’éventuels rafistolages, ne pas tout jeter de ce qu’elle retranchait au moment des ourlets, et avoir, par devers soi, un flacon de mercurochrome pour le badigeonner et pour le panser de la ouate hydrophile et un rouleau de sparadrap…

 


Peu de fées se sont penchées sur son berceau, dans le transistor pas de comptines, là-bas les discours du Général de Colombey-mes-deux-citrouilles brouillés par l’OAS et ici les tubes de la vague yé-yé, son lolo il l’a biberonné, tous les mâles de sa tribu fumaient mais il n’y avait aucun papa, en haut ou en bas, pour faire du chocolat ou des bateaux, dans le dodo à Alger-la-blanche il se plongeait sur le galetas posé contre le mur de la chambre de Jeanne et, après leur arrivée en catastrophe chez les Patos, dans le lit où elle n’acceptait plus Louis. Plus tard, il est resté de marbre quand il a découvert la gauloiserie de Charles Trenet, à la fois perplexe et rétif à la malice grasse, comment son géniteur avait-il piqué celle qui le chapitrait pour qu’il la désignât comme sa sœur auprès des tiers, et qui au sein de leur foyer passablement cabossé ne cousait pas, ni pour lui ni pour personne, puisque seule Jeanne s’y collait…

 


De cette femme qui l’a élevé, quelques objets personnels lui sont revenus, dont ses ciseaux et son dé à coudre, et des épingles et des aiguilles, et un suranné emballage métallique vert au lettrage sérigraphié en noir et rouge sur un fond en dégradé de jaune, comme un sale mont vénérien… Ils sont les fétiches de l’amour qui irriguait les mains de Jeanne et lui dispensait un baume de consolation quand elle s’en saisissait pour un humble ravaudage ou lorsque dans un élan, à sa toilette ou au coucher, elle lui caressait la joue.




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