Littérature et psychanalyse : avec Hervé Castanet
- jmdevesa
- 24 nov.
- 6 min de lecture
La revue en ligne Collatéral a publié un long entretien que le psychanalyste Hervé Castanet m'a accordé. Je veux ici remercier Simona Crippa et Johan Faerber d'avoir rendu possible cette parution.
Cette rencontre compte beaucoup pour moi : Castanet, que je connais depuis une quinzaine d'années (et que j'ai rencontré lors d'un colloque consacré à Jean Genet) appartient à L'Ecole de la cause freudienne, c'est un "lacanien", c'est surtout à mes yeux un des psychanalystes qui "lit" le mieux la littérature sans jamais instrumenter cette dernière ni se fourvoyer en versant dans "la psychanalyse appliquée à la littérature". Cette appréciation ne se fonde pas seulement parce que Castanet ne jargonne pas. Il sait en effet lire les textes, sa sensibilité et son socle théorique et critique, sa vaste culture, l'attention qu'il porte à la production littéraire et à la création artistique contemporaine en font un commentateur perspicace.
Un de ses récents ouvrages, un recueil d'articles, en l'occurrence S.K. Beau, Pourquoi l'art embarrasse-t-il le psychanalyste ? (2024), nous a donné l'occasion de dialoguer. Il n'est pas impossible d'ailleurs que nous prolongions cette discussion dans un futur proche : le projet d'inverser les rôles, entre nous, a en effet germé, le "questionneur" deviendrait alors le "questionné"... C'est probablement une affaire à suivre.
Voici le début de cet entretien :
Hervé Castanet :
« parce que, de la littérature, nous avons à prendre de la graine »
Entretien avec Jean-Michel Devésa
Jean-Michel Devésa : Nous ne nous lisons pas seulement, nous nous connaissons depuis très bientôt quinze ans. Nous nous sommes rencontrés à la faculté des lettres de l’université de Dijon lors d’un colloque consacré à Jean Genet, j’y présentais une communication que j’avais, en jouant – en potache – sur la polysémie, intitulée « Jean Genet ou la beauté du mal dans Journal du voleur ». C’était le 2 décembre 2010. En vous écoutant alors, j’ai immédiatement été sensible à votre approche des textes littéraires et à l’interprétation que vous en faisiez. Il m’a semblé que votre lecture de ceux-ci vous distinguait d’un grand nombre de psychanalystes lesquels ont parfois tendance – comme énormément d’universitaires – soit à verser du côté d’une méchante psychanalyse appliquée à la littérature, soit à instrumenter le corpus sur lequel ils se penchent pour le « rabattre » platement, et quelque peu servilement, sur la pensée de Sigmund Freud, ou sur celle de Jacques Lacan, ou sur celle de Jacques-Alain Miller, notamment, en vue de la justification de telle ou telle thèse par le truchement de la littérature – ces travers qui quelquefois ne vont pas sans signe d’allégeance peuvent agacer, vous avez saisi que je m’en irrite, et qu’il m’arrive d’en rire, ce qui revient au même, ou presque, mais laissons.
En ce qui vous concerne, en tant que professeur des universités et psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne et de l’Association mondiale de psychanalyse, non seulement vous vous situez à l’intersection de ces deux champs et au carrefour de leurs pratiques mais surtout vous ne cédez pas à la facilité du mélange des genres : vous êtes persuadé qu’à bien des égards « l’artiste toujours précède le psychanalyste » parce qu’il sait (souvent et même si, chez lui, ce n’est pas conscient) ce que le psychanalyste enseigne : « il y a dans le travail des artistes un savoir – généralement insu d’eux-mêmes – qui implique la psychanalyse » (S.K.beau, p. 23). Aussi lisez-vous les œuvres littéraires pour ce qu’elles sont et vous vous penchez sur elles avec le souci de discerner ce qu’elles peuvent vous enseigner tant sur le plan de la connaissance qu’en vue d’un accompagnement encore plus attentif et d’une meilleure écoute de vos analysantes et analysants.
Vous me permettrez d’ajouter que je trouve dans vos ouvrages de quoi nourrir ma propre réflexion et soutenir mon écriture romanesque, non que votre investigation de grands livres et de grands auteurs fournissent des recettes pour concevoir de bons et intéressants ouvrages, mais bien parce que votre appréhension de ceux-ci me stimule et m’incite dans le registre théorique et critique à « revenir » sur mon style et à l’interroger (sur le mode de la chaîne associative), en m’appliquant à repérer au sein de mes textes les points nodaux, névralgiques, où le réel pousse un peu sa corne, si bien que l’économie et l’usage ordinaires de la langue en sont modifiés – la poésie prenant l’ascendant sur la communication. Je songe ici à plusieurs de vos interventions : celles naturellement ayant trait à Pierre Klossowski, et à celles qui s’efforcent d’élucider l’économie même de la littérature et la création (en 2009, aux Éditions Cécile Defaut, un riche Le Savoir de l’artiste et la psychanalyse ; en 2010, aux Éditions de la Différence, et en collaboration avec le Bordelais Alain Merlet, un Pourquoi écrire ?) ; et à d’autres encore, élaborées autour de problématiques analytiques (chez Economica/Anthropos, La Perversion en 2012 et La Sublimation en 2014 ; chez Navarin/Champ freudien, en 2017, un Quand le corps se défait. Moments dans les psychoses, et en 2022 un passionnant Neurologie vs Psychanalyse).
Quitte à vous indisposer, je suggère que votre lecture cultive quelque accointance avec celle que vous avez admirée chez Jacques Aubert (auquel vous rendez hommage), lequel n’était pas seulement un éblouissant traducteur de James Joyce mais de ces « regardeurs » et de ces « écouteurs » capables de « sentir » le tissage du corps et de la phrase.
Votre S.K.beau est si profond – et précieux – que pour cet entretien je ne me concentrerai que sur la partie que vous avez réservée à la littérature (« Écrire ») et, pour des raisons de temps et de place, j’ignorerai les quatre autres (« Interdire », « Montrer », « Exposer », « Jouer [au théâtre] »).
Ce qui me plaît et séduit, dans votre travail, c’est que vous préconisez une « psychanalyse impliquée » par la littérature et les arts, et non pas une psychanalyse appliquée, et qu’ainsi vous vous donnez les moyens, et vous offrez à vos lectrices et lecteurs la possibilité de mieux cerner les « vérités menteuses » dégagées par les pratiques artistiques… L’attestent votre amitié et – ce que je nomme – votre collaboration avec Macha Makeïeff, quand elle dirigeait le Théâtre de la Criée à Marseille et lorsque vous avez assuré la rédaction en chef de sa magnifique revue trimestrielle Cri-Cri…
Hervé Castanet : La qualité de vos questions – et ne voyez pas dans mon usage du mot qualité un compliment de circonstance mais plutôt une obligation de réponse qui tire vers le haut – implique de me décaler de formulations scolaires qui tout à la fois répondraient poliment et en apparence à vos questions et en évacueraient l’enjeu avec lequel je ne peux faire ami-ami. Vos questions exigent que j’y mette du mien et donc que j’accepte, à l’occasion, de tomber dans un puits – ce que l’on sait depuis Socrate être le risque de tout philosophe (ce que, de formation, je ne suis pas), aussi prudent soit-il ! Avouez que le risque de tomber dans le puits avec ses effets de comique est ce qui peut arriver de mieux à celui qui fait profession de manier les concepts et les théories. Ce n’est pas pour autant tomber volontairement dans le puits puisque l’enjeu vire, alors, à la farce. Vous citez Macha Makeïeff dont j’admire le travail de mise en scène et avec laquelle une longue Conversation, enclenchée il y a près de dix ans, se poursuit. Cette référence à une artiste – à ce qui se joue dans une rencontre – est une bonne première piste pour vous répondre. Mais que peut bien faire un psychanalyste avec la création d’une artiste comme elle ?
Je vous réponds en deux temps :
1-En 1974 à Rome, Lacan disait explicitement en conclusion de « La Troisième » : « l’avenir de la psychanalyse dépend de ce qu’il adviendra de ce réel » en tant qu’il est l’impossible du sens. Le psychanalyste doit-il se contenter de le dire, de le clamer, de le théoriser en en faisant son propre « hissecroibeau » (Lacan) de circonstance ? Le psychanalyste doit apporter sa mise à cet enjeu. Cette dernière a, pour moi, une forme concrète et active : une Conversation, toujours renouvelée, se poursuit avec Macha Makeïeff dont les inventions de mises en scène (mais pas que, car il faudrait citer ses textes, ses costumes et décors, ses immenses expositions qu’elle nomme installations ou récits immobiles que les musées accueillent et d’autres encore) marquent le paysage théâtral en France. Elles sont connues, reconnues, étudiées. Cette Conversation ne me laisse pas tranquille : à s’y frotter, elle m’inquiète, me dérange, m’oblige à dire et à faire autrement. Macha Makeïeff écrit, à une occasion, à propos de la représentation de théâtre – je prends une phrase parmi des dizaines qui peuvent être convoquées : « Ce qui s’abîme, se consume sous les regards, la combustion des corps, ce saccage me bouleverse. Ça a lieu. Là, maintenant. » Chacun l’aura compris : cette conversation est au présent et est redevable elle-même de : « Ça a lieu. Là, maintenant. » Que l’artiste soit une femme donne à̀ ce « Ça a lieu » toute sa force pour déjouer les topographies convenues. Une autre phrase : « Un flou géographique, un espace mental qui nous hante, pas vraiment situables, ces endroits, plutôt à chaque fois un paysage intérieur, une topographie de songe. » Si le lecteur est intéressé́, il peut savoir la référence de ses citations : Poétique du désastre, paru chez Actes Sud en 2009..."
La suite est ici :
HerV





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