Ma "désarmée" dans "Zone critique"
- jmdevesa
- 18 mai
- 4 min de lecture
Je suis extrêmement reconnaissant à Velimir Mladenovic de m'avoir sollicité pour un entretien publié dans Zone Critique, ce samedi 17 mai.
Son titre ? "Un roman pour une désarmée des mots"... Soit un titre et aussi une "ligne de fuite", celle que je me suis efforcée de suivre en concevant et en écrivant ce livre : comment explorer une situation de domination et de violence, touchant à la suprématie d'une classe sur l'autre et à l'oppression patriarcale des femmes, sans parler à la place de la victime laquelle, du fait de sa position de classe (une ancienne prostituée occasionnelle devenue l'épouse d'un propriétaire viticole agissant sur son domaine et autour de ses terres comme un féodal) et parce qu'elle est une femme, est une désarmée des mots ?
En suivant ce lien, vous atteindrez la revue en ligne dans laquelle mes propos ont été retranscrits :
Voici le début de l'article : la présentation du roman rédigée par V. Mladenovic et ma réponse à sa première question.
"Dans Une désarmée des morts, Jean-Michel Devésa examine la violence des relations humaines à travers le prisme d’un couple en crise, Maurice et Véronique, sur fond de conflits sociaux et de structures patriarcales. Par une écriture à la fois lyrique et volontairement fragmentée, l’auteur interroge les mécanismes de la mémoire, les rapports de pouvoir et les traumatismes hérités. L’entretien qui suit permet de revenir sur les origines personnelles du récit ainsi que sur les choix esthétiques et éthiques qui fondent sa pratique littéraire. Ce roman s’inscrit ainsi dans une réflexion où l’intime se fait politique et où l’acte d’écrire devient un mode de résistance au silence.
Velimir Mladenovic : La culpabilité, la honte et les non-dits irriguent tout le récit. Est-ce que cette désarmée des morts, évoquée dans le titre, désigne une tentative de réconciliation avec le passé ?
Jean-Michel Devésa : Pour vous répondre, je distinguerai la diégèse et ce que les personnages y vivent et y ressentent, des intentions qui ont été les miennes quand j’ai élaboré ce roman. Je suis parti d’une énigme dont je dois m’accommoder et sur laquelle je reviendrai dans quelques instants. Pour l’heure, retenons que j’ai éprouvé l’impérieux désir d’imaginer une fiction, celle de Véronique et de Maurice, les protagonistes de mon ouvrage, m’autorisant à explorer à travers eux l’horreur qui est survenue, et les mobiles pour lesquels cette horreur aurait pu advenir sur un mode criminel, à une personne qui m’était chère mais avec laquelle toute ma vie et jusqu’à son décès j’ai entretenu une relation ambivalente. De cette feuille de route, la narration s’est nourrie mais elle s’est aussi émancipée, sa dynamique profilant les personnages non pas comme des entités « données », des entités « campées » une fois pour toutes, disposant d’une identité et d’une assiette psychologique préalablement définies, mais dans un devenir impliquant maints réagencements de leurs profils, de leurs comportements, au fil du procès d’écriture. C’est ainsi que, chez moi, le roman s’acquitte d’une fonction de connaissance et d’analyse du monde et des rapports dans lesquels sont pris les individus. Je n’essaie pas de me réconcilier avec le passé, je tente de l’investiguer, tout comme le présent, par le truchement d’une expérience de pensée indissociable de l’acte d’écrire.
Le crime que commet Maurice, son agression de Véronique puis sa très longue humiliation ne relèvent pas du fait divers mais du fait de société : mon roman ne s’empare pas du « dérapage » d’un garçon sanguin, pétri de préjugés envers les femmes ; sa folie et sa jalousie participent de la guerre des sexes et de l’articulation de celle-ci à la lutte des classes. Maurice est un « bridé sentimental », un frustré, croyant être supérieur à toutes et à tous parce qu’il est un mâle et qu’il a de l’argent. À son machisme s’ajoute le mépris de classe, sa phallocratie ne va pas sans la morgue des nantis. Il entend donc posséder Véronique, attendant d’elle qu’il jouisse de sa jeunesse et de sa chair, de sa sensualité ; et que cette épouse choisie aussi pour sa précarité sociale (il a tiré Véronique du ruisseau et de la prostitution ; en acceptant d’épouser ce viticulteur bourru et passablement grossier, Véronique accède à la respectabilité : entre eux, il y a un contrat, ils sont chacun en affaire avec l’autre), et que donc cette femme, selon lui, généreusement épousée, elle lui procure une descendance et, de préférence, un fils de manière que le domaine de Barrouille demeure dans la lignée des Garranch-Laterrade.
Véronique et Maurice ont conscience d’avoir entre eux un marché. Tous les deux estiment avoir berné l’autre ou être en mesure et en capacité de le gruger. Maurice se rengorge en imaginant que Véronique est en dette vis-à-vis de lui puisqu’il l’a sortie de la panade ; il s’octroie le beau rôle, en se délectant d’avoir eu du flair et de n’être pas maladroit, malgré son infirmité, pour faire vibrer et trembler un corps : son épouse est belle, charmante et, dans l’intimité, elle sait s’y prendre. Véronique est quant à elle persuadée d’avoir l’avantage sur Maurice en raison d’une concupiscence qu’il ne contient pas. Malheureusement, elle se trompe : elle a mal apprécié la noirceur de son mari, celle d’un macho et d’un propriétaire terrien récusant toute limite à son pouvoir et à sa domination, cette opprimée – comme souvent les faibles, les brimés et les exploités – est défaite, elle est une désarmée des mots. L’affrontement de ces deux-là est si âpre qu’il les conduit en permanence à déguiser leurs mobiles, à tricher, à dissimuler les émotions qu’ils éprouvent. Ce n’est que devant la mort que Maurice vacille, taraudé moins par le remords que par sa démesure. La peur qui s’empare de lui lors des obsèques de Véronique n’est que l’expression inversée de sa férocité."



Photographies de Ricard Ripoll (Barcelone, 29 avril 2025).
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