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Ma "fille d’Alger" lue par Didier Coste ("La Démarche réaliste", P.U.R., à paraître)

  • Photo du rédacteur: jmdevesa
    jmdevesa
  • 14 nov.
  • 8 min de lecture


Mon collègue et ami, le professeur Didier Coste annonce la publication en 2026 d’un important ouvrage critique qu’il a intitulé La Démarche réaliste. Ce livre sortira aux Presses Universitaires de Rennes. J’aurai l’occasion de revenir sur ce texte et de le commenter.

 

Didier Coste a eu l’extrême amabilité de m’informer de son projet et, le moment venu, de me convier une copie du texte remis à son éditeur. Je veux ici le remercier pour sa générosité et pour sa confiance.

 

Il se trouve que dans cette étude extrêmement fouillée et stimulante pour l’esprit, Didier Coste a jugé bon (et pertinent) d’intégrer à son corpus (très riche) un de mes romans, en l’occurrence Une fille d’Alger (Mollat, 2018). Je ne lui avais rien demandé ; c’est lui qui m’a fait part de son intention d’appréhender cette narration. Je l’ai laissé travailler. J’ai répondu à quelques questions qu’il m’a transmises. Je n’ai pas du tout cherché à lui imposer mes vues. Il y a plusieurs mois, Didier Coste a voulu me « montrer » ce qu’il avait écrit à propos de ce roman. Je serai sobre : j’ai trouvé que ces analyses étaient intelligentes et fines. Et qu’en bon lecteur et critique il avait été à même de repérer l’espèce de dialogue que j’entretiens avec mon parcours de sujet et l’Histoire ; avec mon vécu, mon imaginaire et ma « sentimenthèque », discernant les « références » littéraires qui sont les miennes, depuis des lunes, sinon depuis toujours. J’ai donc remercié Didier Coste pour le soin avec lequel il m’avait lu.

 

Aujourd’hui, Didier Coste me comble : avant même la parution de La Démarche réaliste, il m’autorise à mettre en ligne sur mon site « officiel » les pages qu’il a consacrées à Une fille d’Alger. Je suis ravi. Et en dette vis-à-vis de Didier Coste. Je le lui ai dit.

 

Voici en avant-première ce que Didier Coste pense de ce texte :

 

 

La Démarche réaliste, p. 314-317.

 

Une fille d’Alger/al djazair

 

Je terminerai cette enquête par une autre chute de jeune femme dans la tourmente d’une fin de règne colonial et d’une Indépendance qui ne libère personne, ne faisant qu’exiler les uns et placer les autres sous un joug différent. Dans le roman autofictionnel de Jean-Michel Devésa, Une fille d’Alger (2018), Hélène Samia est double et mi-partie, en manque et en excès d’elle-même, offrant au narrateur-scripteur-conteur un miroir qu’il traverse en allers et retours multiples sans arriver à bon port (il n’y en a point) comme une Méditerranée entre deux faces toujours se méconnaissant car mal modelées par l’imaginaire de l’autre.

 

Le temps historique de référence est centré sur les derniers mois et les derniers jours de l’Algérie française, les exactions de l’OAS et du FLN, sans compter celles des colons et de l’armée, et l’exode des pieds noirs. De nombreuses rétrospections remontent au moins à l’avant-guerre tandis que les prolepses s’étendent jusqu’à la préparation et à la rédaction du roman mais ne concernent que le narrateur et son entourage et non la protagoniste ou son milieu bigarré. Le récit débute par des images d’Hélène Samia, de ses pensées, émotions et sensations, et de son interaction restreinte avec les autres passagers à bord du paquebot Ville de Bordeaux quittant Alger23 : « Au milieu de cette foule partagée entre la panique et le désarroi, une femme, les yeux ouverts les lèvres closes. » (7) Dès la première page, la figure de l’auteur justifie son entreprise de desserrer les lèvres de l’héroïne : « Sa complainte s’est perdue au vent de l’Histoire, aussi pour la restituer faut-il l’inventer au prix d’un subterfuge, celui d’un roman reprisant les guenilles d’une famille ayant trouvé son élément nourricier dans la discorde. » (Ibid.) La famille dont il est question est implicitement celle du narrateur, la figure de l’héroïne serait donc remaillée et recousue à l’Histoire à des fins thérapeutiques, mais la ressemblance des signifiants « reprise », « répression » et « représailles » jette un doute relevant de la libre association sur la prévalence de la pulsion de vie ou de la pulsion de mort autant que sur l’ordre de succession des personae : le narrateur est-il l’héritier de l’héroïne, ou bien au contraire est-il son Pygmalion ? La désire-t-il pour mère de substitution, pour fille de ses œuvres ou pour amante soumise ou fugitive ? Ou encore, l’abandonnant seule sur le Ville de Bordeaux en partance pour cette ville où elle ne finit pas d’arriver, se place-t-il subrepticement dans le rôle de Raymond, cet oncle qui part de son côté après avoir mainte fois joui d’elle en levrette et l’avoir promenée comme un élégant trophée dans tous les lieux publics bourgeois d’Alger ?

 

L’inaboutissement du voyage maintient la temporalité diégétique dans un suspens et une répétition quasi oniriques. Deux chansons de Lili Boniche, l’une étant la version arabe de Bambino (53, 81, 82) et l’autre « Alger Alger » (13, 32, 60, 65, 89, 108, 136) ponctuent l’ensemble du roman. Le chanteur juif algérien, qui devait dans une large mesure son succès à la modernisation du folklore chaâbi et au mélange des genres, chantait en « francarabe » : « Alger Alger, où es-tu place du Gouvernement / mahmha bahba bi l’nkoun ghib24 plein de / tourments, khirnet fakah […] » (89) La chanson appartient à l’enfance du narrateur (un bambin algérois de père espagnol) et à la jeunesse de l’héroïne que nous quittons à vingt-six ans. La franco-italienne Dalida née au Caire est transportée à Alger par un homme judéo-berbère au nom de femme de ménage qui va devoir s’exiler en France mais dont le prénom rappelle une Allemagne cruelle et meurtrie. Menacé par les appels à la prière des muezzins et une cacophonie d’oiseaux, le récit est aussi entrelardé de mentions et parfois de citations d’autres chansons populaires d’époque (Piaf, Mathé Altéry, Richard Anthony, Tino Rossi, Rina Ketty, Carlos Gardel…). Ces évocations ne se limitent pas à planter la diégèse dans un décor que le lecteur des générations actuelles aura du mal à se représenter, elles servent principalement de médiation auditive entre le narrateur « réel » et l’héroïne fictionnelle, avec toutes ses sensations : « Elle était dans la sensation et dans ce qu’elle épiait, un moment présent prolongé, une note tenue sans durée. » (41) Camus et Assia Djebar respectivement convoqués pour L’Étranger et pour une nouvelle de Femmes d’Alger dans leur appartement font piètre figure à côté de la panesthésie et de la mémoire involontaire proustienne. Ce retour, de nombreuses années plus tard sur la scène primitive – celle d’une naissance qui est aussi une conception de soi – est explicite :

 

De Bal el-Oued il n’a pas vu grand-chose, en tous les cas rien de ce qu’il avait imaginé dans son romancero […], à la place Lelièvre, l’église et le kiosque avaient été rasés. Il y a cependant été assailli par des manifestations récurrentes de mémoire involontaire. Sur son perchoir, il domine les toits des maisons de l’autre côté de la rue et, sur sa gauche, la clinique où sa mère a accouché de lui. C’est très haut. Mais l’était-ce réellement ? (87)

 

Devésa, toutefois, contrairement à Proust, inscrit dans l’expérience d’une réalité physique le surplomb de Marcel à la fin du Temps retrouvé25. En le démétaphorisant au bénéfice d’une réalité historique incorporée, c’est un paysage rasé (comme l’entrejambes d’une musulmane) qui lui fait saisir en tant que manque la différence du monde, laquelle ne peut être restituée que par une intériorisation sensorielle et sensuelle déplacée sur un objet de désir, figurable en son temps propre d’intimité offerte à soi-même pour le compte de tous, encore maintenant :

 

Hélène Samia s’est levée et a revêtu le peignoir de soie bon marché qu’elle affectionne et dont il lui faudrait se débarrasser car elle a beau le ravauder son usure non seulement se voit mais il ne va pas tarder à craquer, et pas seulement aux coutures, néanmoins elle ne se résout pas à en acheter un autre. (103)

 

Remplaçant le kimono toujours flambant neuf d’Albertine par une soie usée et dévaluée qu’il faudra abandonner à Bordeaux, Une fille d’Alger propose au lecteur, comme Joseph Delteil, une incarnation désirable d’Hélène Samia, Sophia, Claudia – ou comment s’appellera-t-elle de son nom de guerre, puisque guerre il y a ? –, qui vient de loin sans jamais parvenir tout à fait, n’en finissant pas de partir telle une amante durassienne.

 

Ni allégorie ni personnification, ni épique ni mythique, elle aura brièvement stationné ici en errant dans le temps à la façon de Nedjma. Les descriptions, d’une géométrique précision robbe-grillétienne et qui ne peuvent être le fait du personnage, s’interposent comme les considérations socio-historiques entre le lecteur et le goût du lait ou d’une glace qu’il devrait vouloir cueillir débordant sur les commissures d’un transitoire féminin :

 

[elle] a rempli son verre, le serrant très fort dans sa main et près de sa joue comme si cette proximité redoublait sur son épiderme le plaisir et le soulagement qu’elle prenait gorgée après gorgée, et tout en humectant son palais et sa langue, elle a rapproché sa main et le verre de sa chair, jusqu’au contact, comme une piqûre, voluptueuse, par la commissure de ses lèvres une goutte peut-être deux se sont échappées. (100)

 

Peut-être deux, le saura-t-on jamais ? L’Histoire, brandissant sa grande hache castratrice, n’est finalement qu’une adversaire redoutable, une marâtre brimant les vivants, leur interdisant l’accès au bordel du prophète ou au château de la Belle au bois dormant où celle-ci, depuis cent ans, nous attend, toute prête à s’éveiller sous nos regards caressants. Ce que le narrateur d’Une fille appelle « mon commerce avec les morts » (131) est une affaire de vent dans laquelle on est toujours perdant sauf à s’en tenir à la matérialité d’une absence présente une fois la porte refermée sur une maison de passe vide. Lors de son nostos quadragénaire, le visiteur de plus-chez-lui se livre à un réel qui serait un passage vers le réel de l’autre côté du miroir, un fragile sésame vers soi-même : « Dès qu’il a vu les gorges d’El Kantara, elles ont matérialisé le passage par lequel le réel l’a invité à chercher ce qu’on ne trouve jamais mais dont la quête renouvelée permet de ne pas être emporté par le désespoir né de l’absurdité d’être. » (60) Él cantará, il chantera. La maison de Beau-Rivage sera, elle, toujours spoliée, ravagée par l’Histoire des autres – inutile d’en transmettre le titre notarié, et impossible de la vendre ; il n’en reste que les écritures. Réaliser ses biens consiste d’ailleurs à les dématérialiser malgré tous nos efforts. Le commerce avec les à-venir serait-il un placement plus rentable en termes matériels et terriens ?

 

 

NOTES

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23 : Navire sur lequel il existe un reportage télévisé du 27 avril 1962 conservé aux archives de l’INA :

bordeaux]

24 : Google, corrigeant la transcription, traduit : « sans doute vaut-il mieux le laisser dans l’obscurité ».

25 : « J'éprouvais un sentiment de fatigue et d'effroi à sentir que tout ce temps si long non seulement avait, sans une interruption, été vécu, pensé, sécrété par moi, qu'il était ma vie, qu'il était moi-même, mais encore que j'avais à toute minute à le maintenir attaché à moi, qu'il me supportait, moi, juché à son sommet vertigineux, […] J'avais le vertige de voir au-dessous de moi, en moi pourtant, comme si j'avais des lieues de hauteur, tant d'années. »


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