Bordeaux, vendredi 1er octobre.
Ils ont rendez-vous pour un dîner dans un petit restaurant qu’il aime bien, c’est son éditeur qui le lui a fait découvert, bar en bois grandes glaces verticales banquettes le long des murs, quelques tables, l’étage rénové est sans intérêt à ses yeux. Ce soir, il retrouve l’un de ceux qui, dans les années 1970, l’a incité, avec la compagnie de lycéens et d’étudiants en clarks treillis et veste de travail qu’il fréquentait, à lire Althusser. Il aperçoit son hôte et son épouse s’adresser au serveur, le trio se rejoint, accolades, et immédiatement la conversation s’envole : passage en revue des ouvrages récemment lus par chacun, nouvelles et potins, enfants parents relations, les vivants et les morts, ceux qui traversent l’esprit et dont on ne veut bien parler, et bien sûr leurs différents projets. Une entrée, pour lui des huîtres, puis un plat mijoté, de la joue de porc, et pour finir une portion de tarte tatin. Avec un bon moulis. Curieusement, le passé est à peine évoqué, le banquet des anciens combattants a de toute évidence établi ses quartiers dans une autre cantine. Pas un mot de politique, si ce n’est sur la fin une allusion qu’il ne juge pas utile de relever. Le temps n’est plus où il était urgent et essentiel de tracer des lignes de démarcation. Au café, son interlocuteur l’interroge, à quand date leur rencontre, parce que des noms et des visages lui échappent. La réponse fuse. C’était il y a cinquante ans. Son vis-à-vis tique, tant que cela, n’est-ce pas trop, sa compagne acquiesce, oui cela fait cinquante ans, elle détache bien les syllabes. Silence. Peut-être une gêne. Il avoue être parfois sujet à de l’angoisse, de petites bulles qui affleurent inopinément à la conscience, elles se dissipent sans trop de peine, son aîné ponctue, le contraire serait anormal, comment à leur âge ne pas se colleter avec la pensée de la mort ? C’est le moment de conclure de se séparer. Donc, avec le temps la mémoire des hommes s’embrume, la sienne aussi, il n’insiste pas se lève et va régler l’addition, intérieurement il songe que de drôles de train traversent les brouillards enveloppant ses nuits, des blindés et des plombés.
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