L’arrière-salle sans fenêtre du Rex, le tea-room du boulevard de Pérolles, une institution lui a-t-on dit, en souriant. Un point de rencontre, il ne l’a pas encore lui-même constaté. Un lieu donc où se croiseraient de vieux messieurs un brin alcooliques, et de jeunes adultes que n’effraie pas une incartade en dehors des chemins balisés, ceux conformes à la vision raisonnable et rationnelle de l’existence prédominant dans la sphère sociale et ceux qui leur sont concédés par les aînés pour les débordements, attendus, de leur âge – on n’est pas sérieux tout le temps à dix-sept ans, n’est-ce pas, il faut bien s’amuser et musarder, le train des affaires courantes et des devoirs s’en accommode, les frasques adolescentes n’interdisent pas de le rattraper et d’y monter malgré tout.
Dans ce décor suranné, boiseries en plaqué vernis surmontées d’un tissu molletonné, il a surtout vu comment les habitués, hommes et femmes, viennent éprouver leur solitude, qui devant un renversé ou un café, avec parfois un croissant ou une part de gâteau du Vully, qui devant deux-trois décilitres de Dôle du Valais. Ils lisent le journal ou plongent dans leurs ruminations. Les étudiants sont plus rares, des garçons et des filles qui autour d’une bière plaisantent, ils savourent l’étrange étrangeté d’avoir mis leurs pas dans ceux de leurs parents en poussant la porte de l’établissement, quelques-uns seulement planchent un moment sur leurs cours. Entre ce refuge et la boutique, boulangerie pâtisserie confiserie, par laquelle on entre, porte vitrée sur le côté, dans un renfoncement d’immeuble, la pièce compartimentée que préfère la génération de l’entre-deux, des salariés affectés à des tâches subalternes, des employés de commerce, des couples installés ou de circonstance, des personnes renfrognées dans leur routine et d’autres radieuses du nouvel amour qui les soulève, le cœur battant et les mains jointes, des dames aussi de la petite bourgeoisie comme il faut mais pas très argentée, une atmosphère de petite ville rangée aux passions amorties.
Derrière le bar, extrêmement active, précise et habile dans ses gestes, la serveuse, la cinquantaine, petite taille, énergique, cheveux châtain clair en chignon, une allure d’Ibère affairée, il l’imagine dans un troquet d’El Rastro, avec les clients du fond qu’elle connaît bien elle manie le tutoiement, le patron est sur le devant, ici c’est son domaine à elle, une collègue de fait sous sa direction la seconde, à midi parfois il y en a une autre, affluence ou pas très souvent elle chantonne, en reprenant les tubes de rock ou les variétés diffusés par une sonorisation de fortune branchée sur Radio Swiss Pop.
Lui est à une table ronde, une des trois qui contre le mur sont agencées avec une banquette en skaï curieusement échancrée devant chacune d’elles. À son lever, l’érable sur lequel donne son bureau était givré. Comme tous les matins, lors de sa toilette, il a dans le miroir en grimaçant vérifié que sa chair fronçait, bientôt de grandes rides verticales comme des scarifications teke barreront-elles son visage ? Il examine ses voisins en se demandant si sa physionomie est semblable à la leur, évidemment il se sent plus fringant, moins décati, et puis soudain dans le haut-parleur, Papa, why do you play All the same old songs ? Why do you sing With the melody, tout un passé ressurgit, de passions et d’espoirs baroques, N’oubliez jamais I heard my father say Every generation has its way A need to disobey N’oubliez jamais It’s in your destiny A need to disagree When rules get in the way N’oubliez jamais… Il en est saisi : ces derniers mois, il s’est laissé absorber par les regrets, il a eu tort, pourquoi en effet battre autant sa coulpe en assimilant ses vingt ans à une insensée errance, il n’est pas assez vieillard ni amoindri pour se comporter en repenti.
Joe Cocker, « N’oubliez jamais »
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