I
À Bordeaux, et non pas à Londres un soir de demi-brume, à Bordeaux donc un rituel de conjuration pour apprivoiser les fantômes et abolir les effets du temps : le souvenir des amours mortes, une ou deux succubes qui fourragent la cervelle, de celles qui savent les mots et les vivre, et le mors aux dents du désir pour ne pas écumer car on n’est plus très fringant lorsque dans la bidoche cela soubressaute et déraille, en plus de la brioche qui point et de la chair qui en bourrelet et papillote s’étale, à cet affaissement qu’aucun régime ni exercice n’est à même d’endiguer, la fermeté et la vigueur de la jeunesse versant dans la farine le grumeau et la cellulite, s’ajoutent d’inattendus désagréments, parfois cela crispe et ripe, ou bloque, avant-signes de l’inéluctable débâcle-et-cérémonie des adieux, sur le moment on en est interdit, faute d’avoir été alerté et de s’être préparé à ces coups de tabac, par cette suite d’infortunes on est atteint, chaque fois davantage, en dépit des rémissions et des embellies, et des chansons auxquelles on se raccroche, bref l’implacable force des choses malgré le cœur qui gambade et la tête qui furète et interroge l’énigme du monde, ainsi lui arrive-t-il de ratiociner entre crépuscule et nuit quand le sentiment de vacuité le cravate trop étroitement, s’enfuyant de son refuge des boulevards où il est incapable de demeurer en place ni de se cuisiner un quelconque plat, encore moins de calmer son trouble, et dérivant à travers la cité percée de rues qui, pour lui, ne mènent nulle part si ce n’est au fleuve et dans les recoins les plus enfouis de sa mémoire, dans les parages des Deux-Frères du Boquerón et surtout de La Venta, là où jadis contre dix balles en francs nouveaux une serveuse au profil de madone c’est-à-dire de petite laitière lui présentait en trois services son repas, hors d’œuvre et dessert à choisir sur un plateau et viande en sauce poisson ou paëlla à déterminer, café en supplément mais quart de vin compris, toutefois depuis belle lurette les filles putatives de Goya n’élisent plus domicile dans les bâtisses à proximité des quais, presque un quart de siècle après avoir ici reposé son baluchon il ne l’ignore pas, il y supplée dans la fantasmagorie et la rêverie éveillée.
II
En cette ville qui l’habite et dont il va partir pour une vie nouvelle au confluent du Gottéron et de la Sarine, et peut-être renaître, ce pauvre déboussolé arpente les trottoirs par une nuit d’hiver empéguée dans une ouate épaisse qui s’élevant de la rivière épand des odeurs de décharge en combustion lesquelles flottent au-dessus des toits et s’immiscent entre les façades, enrobant les pierres les pavés et le bitume d’une humidité glaviotée ; un feutre enfoncé sur son crâne le visage et le cou emmitouflés dans une écharpe il marche le long de la ligne du tramway jusqu’à la porte d’Aquitaine l’obélisque de marbre rose qui la nargue et les tortues figées dans le bronze et l’incongruité ; là, comme tous les soirs où il décide de dîner à sa cantine, un restaurant familial portugais réfractaire à la gentrification et à l’enseigne inexplicable au vu de la nationalité des propriétaires, il longe le parvis de l’ancienne faculté de médecine et lorgne les statues dont il est orné, une appétissante Nature se dévoilant devant une Science en toge, plus âgée et hiératique, la coupe d’Hygie dans la main droite et un livre dans la gauche, il se dirige ensuite vers l’arrière du lycée Montaigne et le Crédit municipal, et s’engouffre dans la rue Saint-François. Quand il pousse la porte de l’établissement, il est accueilli par le sourire d’Anna. Elle lui a gardé sa table, une grande, pour qu’il ait ses aises, certes il ne lit pas en mangeant, il griffonne dans un cahier ou un carnet, ou sur des feuilles volantes, son mari et elle savent qu’il écrit, ils ignorent quoi, des trucs de professeur et d’intellectuel, avant d’être à la retraite il enseignait à la faculté, son originalité ne gêne personne, il a sa lubie, dans son coin et ses ruminations il n’attire pas l’attention, il apprécie heureux de ne pas être jugé parce qu’ailleurs on l’a rabroué et moqué et aussi traité de dingue, pour Charles-Perrens il s’était en effet trompé d’adresse… Anna le lui redit, il n’a qu’à choisir où s’attabler, de manière à embrasser le bar et à surveiller qui entre et qui sort, non qu’il soit commère, simplement il se comporte comme quelqu’un qui guette une personne invitée et qu’il craint de rater si elle passait un œil et d’emblée ne l’apercevait pas, mais s’il a envie de changer nul besoin de demander : cette semaine ils sont loin de faire le plein, qu’il s’assied comme d’ordinaire ou pas Anna n’oubliera pas l’assiette ni les couverts pour l’autre convive, puisque c’est dans son souvenir et en sa compagnie qu’il aime en leur commerce se restaurer.
III
Anna ne le chasse pas, elle s’enquiert de débarrasser, la morue, elle n’était pas trop salée, et l’accompagnement en a-t-il eu assez, des pommes vapeur en voudrait-il un peu plus Stéphane et elle ne sont pas à une ou deux patates près, il remercie et bredouille : le lot commun lui convient amplement, il n’est pas du genre à affectionner le tralala et les complications culinaires, chez eux il n’est jamais déçu, une carte réduite des prix tirés une retenue dans l’accueil qui n’empêche pas l’écoute ni la considération, une sympathie réciproque qu’il est inutile de grimer en amitié, sincérité et lucidité ne faisant pas bon ménage avec le spectacle… Il interrompt alors ses jérémiades de vieux monsieur, de foutus radotages il faut les lui pardonner, qu’elle se rassure, la solitude ne lui fait pas entendre des voix, protestation d’Anna, elle bat cependant en retraite, un premier voyage pour le desservir et un second pour enlever la moule-frites qu’il a commandée à l’intention de sa chimère, après un maintenant-je-peux auquel sans se démonter il répond sur un ton neutre : oui c’est terminé, voyez, on les a bien poutzées, les moules, un régal votre sauce au vin blanc, crémeuse et aillée à s’en pourlécher les doigts, merci pour la lingette parfumée, comme si par de tels appeaux il amenait à faire effraction dans la réalité les créatures en grain de merveille et pas de satin, autour de lui désormais disparues ou que par compensation il imagine. Tandis qu’Anna s’exécute sans sourciller à ces étranges propos, il fredonne intérieurement, c’était un temps déraisonnable, on avait mis les morts à table…
IV
Anna le devance, sirotera-t-il son café allongé maintenant ou un peu plus tard, aucune urgence le service est loin d’être fini, lui était entièrement coulé dans son univers mental : il ne se méprend pas quant aux limites de sa manœuvre que par autodérision il assimile à une magie, il songe qu’il est sage de ne descendre au labyrinthe que muni d’un fil analogique pour peu qu’une Ariane vous en fournisse un, or la sienne d’Ariane est polymorphe, au début, en vertu d’un idéal naïf, celui d’un amour partagé avec un sujet capable d’exalter tous les désirs de l’autre, il s’est épris de femmes lui paraissant taillées dans cette engeance, mais sous le conte marinaient le vaudeville et la bouffonnerie, ce qui lui a valu beaucoup de gesticulations, une liste significative de chagrins et de détresses auxquels il a été acculé par celles qui l’ont quitté, et de ruptures qu’il a infligées à celles dont après quelques jours semaines mois d’idylle il a estimé qu’elles avaient failli à ses espoirs de sublimité ; au tournant de la cinquantaine le tendron s’est enfin un brin trempé et libéré de cette fantasque bluette. Dès lors de chacune de ses complices son psychisme a eu tendance à absorber des singularités sur le mode du fondu-enchaîné, et si Ariane de sa vie ne s’est pas retirée l’éternelle passionnée en rébellion contre le père et en bute à la concupiscence de Dionysos a mué en une égérie hallucinée, amalgamant les traits les plus saillants des femmes croisées les trois décennies précédentes, une figure en continuel mouvement entre miracle et mirage en a été engendrée, et par contraste elle souligne le caractère immature de plusieurs de ses engouements passés. Ce féminin sorcier condensant les charmes et les puissances qu’il a discernés chez celles avec qui il s’est couché, il l’invoque et le convoque, parce que c’est à son aune qu’il mesure l’intensité de ce que l’existence lui réserve, en son creuset et en son sillon précipite une inaliénable et triangulée beauté diffusant entre les lames du hasard et les larmes des épreuves si bien que sous ses atours les mortes en sont magnifiées, une toison ou une frimousse, un sein et un sang, la saignée d’un bras ou le galbe d’un mollet, un ivoire et un velours, un joyau ou un camée, une palpitation absente de toute parure, insaisissable indescriptible incernable, quoique à chaque instant efficiente… Parmi celles dont il a croisé la route, plusieurs sont décédées ou se sont effacées de son ciel, ce faisant elles affectent toujours sa trajectoire ; et des limbes et de l’inconnu, du dehors de sa sphère, quelques autres pourraient surgir. Il en est persuadé et comme à cet espoir il refuse de renoncer il s’applique à les attirer dans ses rets avec les moyens du bord, une offrande de nourriture la cristallisation du manque un retournement poétique du maléfice. Ces invisibles et ces errantes, il ne les ressuscitera pas, il n’a pas la candeur d’avoir reçu une mission, au sacerdoce il abandonne les écritures pour s’adonner au déchiffrement et à la lecture de son rapport aux étants et à la matière dont ils sont pétris, aussi est-ce à se réconcilier avec toutes ces ombres bruissant autour de lui qu’il travaille. Voilà pourquoi il conçoit ses romans et ses textes comme des miroirs aux alouettes…
V
La salle sans fenêtre du restaurant s’est vidée, on a éteint la cuisine les deux employées sont parties, il a demandé un autre café c’est Stéphane qui l’a servi Anna rangeant tout autour de lui, il ne reste plus que sa table à nettoyer, en trois minutes un coup d’éponge un torchon et un balai feront l’affaire : c’est ce qu’elle lui a affirmé et elle ne mentait pas, qui à cet instant l’épierait jugerait qu’il est dans la lune de fait il est amarré à son port et il n’a pas appareillé, noyé dans ses réflexions il dresse le bilan de son parcours sentimental la forêt de symboles aux sentiers qui bifurquent le bal des défuntes, il répertorie les malentendus les gamineries et les fausses routes, et dans sa livrée de méditant de fraîche date il examine comment aborder les contraintes de l’avancée en âge et du corps qui s’use, il en conclut que l’ordre mendiant des humains ruse avec la mort, à la vaille que vaille, qui en l’habillant de voiles de mariée qui en la coiffant d’un galurin à bords farceurs tournés vers le haut et en la couvrant d’une robe paysanne en lin boutonnée sur le devant, est-ce pour cette raison que celles qui dans son jardin ne sont plus le couvent et le rassérènent, messagères et servantes du chaudron principiel, et si la plupart de ses semblables feint l’éblouissement pour ne pas affronter l’abîme, lui qui ce soir se trahit et demain s’éparpillera, il suppute que la valse des regrets qui l’étreint, avec ses diverses danseuses et odalisques, les classiques et les flamencas, et celles en provenance du froid, des montagnes et des steppes, et des étendues chamaniques aux confins de l’Oural et de Sibérie, oui, il pressent que cette mazurka de diablesses et de sœurs de la miséricorde fourbit le destin de ses grimaces et l’exorcise du tranchant de son angoisse, alors que généralement chaque clampin sur cette terre louvoie pour ne pas payer sa dîme lui il invite à banqueter la reine d’Hadès et ses ballerines.
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